Jeff Nichols, 2017 (États-Unis)
« I’M GONNA BUILD YOU A HOUSE »
Après un silence, elle lui annonce qu’elle est enceinte. Après un silence, assez long eu égard à l’attente suscitée en pareille circonstance, il réagit par un sourire et une émotion qui nous rassurent pour la jeune femme. La mise en scène nous a laissé croire qu’ils étaient face à face, dans une possible opposition. On a craint même un instant à un désaccord dont la tension inhérente aurait pu éclater en dispute. Jeff Nichols filme leur profil opposé mais saisit ensuite Ruth Negga et Joel Edgerton, dans un troisième plan, côte à côte et ensemble. Un couple amoureux, Mildred et Richard, assis sur les planches de la terrasse d’une maison de campagne à la nuit tombée.
Plus loin dans le récit, les Loving sont contraints de quitter leur famille et l’État de Virginie qui dans les années 1950 n’admet pas les mariages entre les Noirs et les Blancs. Bien tenus de se conformer à la loi pour éviter la prison (dont un premier séjour laisse ses marques), ils s’en vont vivre dans le district de Columbia, hébergés par des amis dans les quartiers noirs de Washington. Cinq années durant, loin des leurs, les Loving sont résignés. Ils fondent une famille et s’occupent de leurs enfants dans une maison modeste qui ne leur appartient pas. Richard, maçon, trouve à se faire embaucher sur des chantiers alentours. Mildred ne s’habitue pas. Elle ne se fait pas à la ville et demeure dans la maison comme un oiseau en cage.
Au début de la séquence qui va conduire Mildred à vouloir repartir chez elle en Virginie, un de leurs enfants traverse la rue précipitamment et se fait klaxonner par le véhicule auquel il coupe la route. On croit un bref moment à l’accident comme élément déclencheur d’une prise de décision quant à leur choix de vie. L’enfant poursuit son chemin, mais on attend désormais l’accident. Dans les plans qui suivent, Nichols nous donne raison mais déjoue tout autant nos prévisions. L’accident a bien lieu, toutefois le réalisateur, sans en négliger l’importance, ne lui accorde pas les valeurs dramatiques auxquelles le cinéma hollywoodien, surtout quand il s’empare d’un récit intime au retentissement national, a bien souvent et inutilement recours. Ainsi, dans un montage alterné, immédiatement après nous avoir soufflé l’idée d’un possible accident, Richard nous est montré sur un chantier, en équilibre sur un échafaudage, et ses enfants qui jouent au base-ball dans la rue. Nichols déporte le risque sur l’échafaudage et un premier accident est d’ailleurs évité puisque Richard esquive de justesse une charge qui aurait pu le faire tomber. De cette manière, notre attention est détournée sur le chantier. Le malheur frappe pourtant bien un des enfants. C’est en allant chercher la balle qu’une voiture passe et le renverse. Une nouvelle fois, le spectateur envisage le pire. On retrouve cependant l’enfant au lit avec quelques égratignures à peine. En revanche, en un plan, Nichols nous ramène au sujet : au rez-de-chaussée, lorsque Richard rentre de sa journée et comprend que quelque chose s’est passé, il voit que les valises sont sorties et bouclées. L’accident a été sans conséquence pour leur fils, il n’en est pas moins déterminant : il a suffit pour décider Mildred à rentrer chez elle malgré la ségrégation qui y sévit toujours, malgré l’interdit et la condamnation judiciaire qui pèsent sur leur couple.
On le voit bien par ces exemples, le réalisateur de Take shelter (2011) se joue des figures convenues de la narration, que ce soit d’ailleurs en terme de mise en scène ou d’écriture, et se concentre sur la nature même du drame raconté sans ajouter de tensions inutiles, ni d’événements, peut-être propres à captiver davantage le spectateur, mais dénaturant ou, pire, prétextant le propos du film. De nombreux commentaires ont regretté la trop grande sobriété de Jeff Nichols sur ce cinquième film. Mais c’est pourtant bien l’intention du réalisateur que de ne pas ajouter du drame, d’alourdir ou seulement de compliquer une intrigue qui n’en a pas besoin. En outre, avec Loving, en dépit du sujet, « inspiré d’une histoire vraie », le réalisateur entrelace bien à la trame principale ses préoccupations personnelles. En effet, plusieurs motifs développés précédemment dans sa filmographie sont ici repris : la faiblesse du père (incapable ou absent dans Mud, 2013, dépassé dans Midnight special, 2016, anxieux voire tétanisé dans Take shelter), ainsi que toute la force aimante de la mère (Ruth Negga joue dans Loving un rôle aussi déterminant pour son foyer que Jessica Chastain dans Take shelter). Retenons la phrase sur laquelle se conclue Loving et qui porte en elle parfaitement la complexité de la relation de Nichols avec ces figures parentales : « He took care of me ». La phrase qu’aurait prononcée Mildred à la fin de sa vie fait écho à une jolie scène du film dans laquelle Richard, parce qu’il ne contrôle rien des bouleversements que Mildred a discrètement et volontairement provoqués, fond en larmes en affirmant néanmoins à sa femme qu’il sait prendre soin d’elle.
Cette fragilité du père, Jeff Nichols la traite également à travers une des « métaphores maçonnes » qui courent tout au long du film. Richard est souvent sur les chantiers. Ainsi, dans la première partie du film, quand le couple est présenté et que leur situation en Virginie ne semble pas prête d’évoluer, Richard travaille à la construction de maisons. Il manie sa truelle, place ses blocs, étale son mortier, répète l’opération. Il est plié en deux, les murs sur lesquels il œuvre ne dépassent jamais la taille d’un homme. Nous le voyons à trois reprises ainsi courbé à placer des parpaings sur des murs qui ne grandissent pas. Le quatrième chantier que l’on voit est celui décrit plus haut. Richard grimpe à un échafaudage. Une contre-plongée de son point de vue donne à la maison la taille d’une montagne : à ce moment-là, pour resituer le contexte, le couple se questionne sur la possibilité d’intenter une action en justice contre l’État de Virginie afin de condamner la loi présumée anticonstitutionnelle interdisant le mariage entre Noirs et Blancs. L’épreuve paraît à Richard insurmontable (la taille de la façade contrastant avec la hauteurs des précédents murets). Il n’évolue plus tout à fait sur le même terrain. Une autre fois, Richard répare une grange. Un marteau en main et deux clous dans la bouche, il est en haut d’une échelle, ce qui lui permet de voir une voiture arriver de loin et d’appréhender une menace. Mais en liant cette scène à la précédente, il y a autre chose à dire du plan. Juste avant, les deux avocats qui ont décidé d’aider les Loving, Bernie Cohen et Phil Hirschkop, terminaient leur conversation dans la rue sur une prise de conscience : en cas de succès, l’affaire qu’ils s’apprêtent effectivement à conduire devant la justice fédérale (en prenant appui sur le quatorzième amendement de la Constitution relatives aux droits civiques), entraînerait de grands changements dans l’application des libertés fondamentales aux États-Unis. Richard plante deux clous sur un immense bâtiment, comme l’image d’une toute modeste contribution à l’amélioration de l’édifice démocratique. Le jour du dernier procès tenu au sommet de l’appareil judiciaire américain à Washington, Nichols montre Richard partir sur un chantier ses instruments de travail à la main comme lors d’une journée ordinaire, puis les avocats mallette en main se rendant à la Cour suprême. L’apparition du temple judiciaire, filmé en contre-plongée dans sa blancheur rayonnante, donne l’impression d’un bâtiment neuf, le chantier à peine achevé des Loving. Mais, dès que l’arrêt Loving v. Virginia est rendu, dès que les Loving retrouvent leur pleine liberté, Richard s’affaire à un autre chantier, le dernier du film, un chantier évoqué depuis le début, celui de la propre maison qu’il a bien l’intention d’offrir à son foyer. Retour au mur en construction, un simple muret au début des travaux, la métaphore de la modestie du couple et d’une vie simple qui leur convient certainement mieux.
Jeff Nichols fait un film optimiste. Il nous fait voir la construction démocratique depuis les décisions prises à l’échelle de l’individu par des personnes qui finalement n’ont jamais aspiré à rien d’autre qu’à la satisfaction de leurs souhaits les plus simples, c’est-à-dire les plus nécessaires. Le réalisateur de Midnight special fait un film humble, presque discret, à l’image de ses héros dont les appétences de justice finissent par s’imposer aux cadres qui au départ les dépassaient. Loving inviterait presque au courage en rappelant que même sans tumulte ni clameur un progrès est toujours envisageable.
Les « métaphores maçonnes »… et bien voilà quelque chose qui me parle ! Richard me faisait penser à Joseph le charpentier, sans trop savoir pourquoi. Et bien maintenant je sais 🙂 Il y a plein de bonnes choses et de bonnes intentions dans ce film, mais je trouve que le réalisateur a enfermé ce couple dans une image figée très iconique. On aurait presque envie de les bénir à la fin du film ! Finalement, ce film a quelque chose de typiquement américain, et, avec le recul, je suis presque étonnée qu’il suscite un tel enthousiasme en France.
En parlant de Joseph le charpentier, je retrouve d’ailleurs un mouvement assez similaire chez les Loving : 1) Joseph ne doit pas hésiter à épouser Marie lorsqu’un ange lui annonce qu’elle est enceinte ; 2) un ange dit à Joseph d’emmener Marie et Jésus en Égypte (depuis Bethléem) et d’y demeurer jusqu’à ce que l’ange en dise plus car Hérode cherche à tuer Jésus ; 3) un ange ordonne à Joseph de retourner avec sa famille en Palestine.
J’ai toujours trouvé que cette histoire avait un accent biblique (la fuite, le retour) mais c’est seulement maintenant que je me rends compte à quel point c’est vrai. Tout ça grâce à tes « métaphores maçonnes » 🙂
« I’m gonna build you a house« . Tu as parfaitement choisi le sous-titre à ce film, phrase qui en est extraite et qui non seulement résume complètement le personnage de Richard Loving, et qui nous ramène à la situation d’un pays entièrement bâti des mains de ses occupants actuels. Alors que les fondations s’ébranlent depuis l’arrivée sous le toit de la Maison Blanche d’un locataire bouffi d’égo, Jeff Nichols revient sur un fait divers édifiant, dans un esprit très proche de celui d’un John Ford revenant aux racines de sa constitution à travers plusieurs films (Vers sa destinée, Sergent Noir, Les Cheyennes, L’homme qui tua Liberty Valence et j’en passe).
Sentinelle évoque les affinités bibliques du récit, ce qui n’aurait sans doute pas déplu au vieux réalisateur du Fils du désert. La figure du père de famille se projette ainsi sur celle du père de la Nation, au côté duquel se situe dans l’ombre une mère dont tu rappelles à juste titre le rôle fondamental, auquel s’ajoute la dimension maïeutique dans « Loving » à travers le personnage de la « grand-mère ». Quoi de plus normal au fond dans un film qui raconte l’accouchement difficile d’une loi.
Tu évoques la scène de l’accident, effectivement remarquablement gérée par le réalisateur. Nichols déporte le drame vers des conséquences imprévues, périphériques. C’était déjà tout le propos de Take shelter, l’histoire de cette tempête, de cette nuit de morts-vivants, qui ne prendra pas cette forme dans la réalité.
Discrètement confinés dans l’ombre d’un Etat (littéralement), les personnages du (des) film(s) de Nichols transitent vers la lumière, s’élèvent sur des fondations de plus en plus solides, à l’image de la maison des Loving. De l’optimise en effet, et il en faut !
Merci Princecranoir d’aller plus avant dans le parallèle avec la situation politique actuelle des Etats-Unis, ce que j’avais souhaité sous-entendre dans mon dernier paragraphe, mais peut-être de façon très claire.
Je trouve à présent que j’aurai dû insister davantage là-dessus. Du coup, je développe un tantinet et trace aussi un lien avec le commentaire de Sentinelle. Je ne suis pas sûr qu’il faille mettre en avant l’évocation biblique. En revanche, il n’est pas étonnant que ce thème puisse resurgir du film car, selon moi, avec Loving, Nichols retravaille le mythe américain. A la manière de Ford (j’imagine, je ne connais pas tous les films que tu cites).
Mais quel intérêt y aurait-il de refaçonner ce mythe aujourd’hui ? (alors que d’autres, comme Tarantino, œuvrent toujours à le déconstruire – mais il me semble que le Lincoln de Spielberg, s’attachant à décrire les manœuvres gouvernementales opérées au nom de cette même construction démocratique, pourrait être cités aux côtés de Django ou des 8 salopards) L’intérêt, c’est une hypothèse, un sentiment, serait d’une part d’y inclure désormais ceux qui ont été jusqu’à présent ignorés et d’autre part de rappeler des valeurs que le gouvernement actuel est très susceptible de mettre à mal, notamment à l’égard d’une population noire, démunie, et bientôt à nouveau marginalisée (conséquence par exemple des coupes budgétaires de Trump sur la protection sociale). Je ne suis pas vraiment sûr de ces intentions, mais dans pareil contexte, le film me paraît pouvoir devenir aussi une source d’inspiration.
Je vous confie que je n’aime pas trop faire référence à la religion, ayant toujours peur de passer pour une grenouille de bénétier (alors que je ne suis ni croyante ni pratiquante), mais je trouve que le traitement des personnages principaux par le réalisateur y fait quand même référence : ils sont humbles, modestes, besogneux, presque effacés mais dotés d’une force tranquille et comme touchés par la grâce. En même temps, je trouve qu’il les fige aussi dans cette posture, ils n’ont aucune aspérité, si ce n’est celle qui vient de l’extérieur. Ils sont comme idéalisés. C’est pour cela que je dis, en plaisantant, qu’on aurait presque envie de les bénir à la fin du film. On regarderait presque cette fameuse photo comme une image pieuse : la bonheur simple, tranquille, malgré les adversités. Et c’est aussi ce qui touche le spectateur. Mais c’est aussi ce qui en fait sa limite, en ce qui me concerne en tout cas : les valeurs évangéliques d’une vie simple.
Si je te suis bien, à tes yeux, l’affiche ci-dessus choisie, ce pourrait être une relecture de L’Angélus de Millet.
La sublimation du trivial (« Millet, mon maître » disait Van Gogh), tel était le credo de Millet qui évidemment me saute aux yeux maintenant.
Il y a quelque chose d’édifiant en effet dans le cinéma de Nichols, tout à fait à l’extrémité du ricanement cynique (mais jouissif parfois, je l’avoue en ce qui me concerne) de Tarantino. En même temps, ce dernier a toujours été plus Hawks que Ford.
Une relecture de L’Angélus de Millet ? J’avoue que je n’y avais pas pensé !
En même temps, ce n’est pas surprenant venant de Jeff Nichols. Dans ses films précédents, on peut aussi trouver des références à la figure du prophète (Take shelter) ou de l’enfant Messie (Midnight Special). C’est ce qui fait aussi le charme de ses films, quelque chose qui nous tire vers le haut.
Je l’ai – hélas – raté au cinéma (je compte bien rattraper dans les mois qui suivent ce film – j’adore Jeff Nichols) mais quelle belle chronique !