Les liaisons dangereuses

Stephen Frears, 1988 (États-Unis, Royaume-Uni)




L’adaptation de la pièce de Christopher Hampton, qui reprenait elle-même le roman libertin paru en 1782 s’est imposée comme la meilleure version cinématographique de l’œuvre de Choderlos de Laclos.

Il est tout d’abord un éblouissant film d’époque, servi par des acteurs extrêmement bien choisis : l’interprétation doucereuse de la marquise de Merteuil par Glenn Close a marqué les esprits, mais on a aussi salué celle plus facétieuse de John Malkovitch, qui livre un Valmont convaincant ; les jeunes premiers eux-mêmes, Uma Turman (la candide Cécile de Volanges) et Keanu Reeves (l’idéaliste chevalier de Danceny), encore inconnus à l’époque, remplissent bien leur office. Malgré son casting américain, le film de Stephen Frears ne commet pas l’erreur de mettre des perruques à des mannequins et des surfeurs hâlés – Keanu Reeves en est un, mais sa transformation est réussie. On pourrait seulement trouver à redire à l’attribution du rôle de Madame de Tourvel à Michelle Pfeiffer, qui est comme toujours d’une admirable beauté ; mais cette beauté est peut-être trop contemporaine, c’est toujours un peu celle de la femme de Tony Montana dans Scarface (De Palma, 1983). On imagine beaucoup mieux un personnage comme celui conçu par Glenn Close évoluer dans les salons parisiens du XVIIIème siècle. Les décors, extérieurs (façades de châteaux, jardins à la française) et intérieurs (lieux publics avec les salons, les salles d’opéras ; lieux intimes et luxueux des boudoirs et cabinets secrets) participent à donner de la vraisemblance historique à ces « Dangerous liaisons ». Enfin, les costumes sont proprement époustouflants – celui que Glenn Close revêt lorsqu’elle vient prodiguer ses conseils à Cécile de Volanges, dans le château où la jeune fille est devenue l’instrument du plaisir de Valmont, illumine l’écran.

Mais la mise en scène n’est pas en reste dans ce film : elle est une excellente transposition visuelle du roman épistolaire de Laclos. C’était par le pouvoir des mots que les redoutables libertins du roman parvenaient à remporter leurs victoires sur l’innocence et la vertu. Ici, le metteur en scène souligne par de savants effets visuels la puissance du regard et des gestes. Un exemple : dans la très bonne séquence d’ouverture, le montage alterné montre l’éveil et les préparatifs auxquels se livrent d’un côté la Merteuil, de l’autre Valmont. Les deux compagnons de débauche, anciens amants, désormais confidents, sont plus fondamentalement des rivaux : les deux protagonistes se voient poudrés, parfumés, vêtus et ignorent la valetaille qui s’affaire autour d’eux, très concentrés ; le réalisateur semble suggérer que ce couple de libertins s’arme en fait pour une joute, comme ses ancêtres chevaliers. Les victimes qu’ils sèmeront autour d’eux ne seront que des provocations qu’ils se lanceront avant de se déclarer une guerre ouverte. Le raffinement et le bel esprit se sont substitués à la force physique et à la bravoure des héros de Chrétien de Troyes. Et Madame de Merteuil montre que les femmes au XVIIIème siècle ne veulent plus être des trophées, elles revendiquent le droit au combat.

L’arme de ces guerriers de l’intrigue sera l’hypocrisie ; aussi ce thème central est-il suggéré efficacement par des jeux de miroir dans tout le film. Comme dans Répulsion (Polanski, 1965), qui symbolisait la descente dans la folie de l’héroïne par l’apparition de fissures dans les murs de son appartement, Les liaisons dangereuses expriment par un symbole assez évident mais efficace, celui du miroir, le thème central de l’hypocrisie, apportant encore la preuve que l’on peut utiliser des images rebattues avec succès en les maniant subtilement et de façon personnelle. Dès l’ouverture, la Merteuil délaisse ainsi son expression sombre et menaçante pendant ses préparatifs pour s’exercer devant la glace (face à la caméra en fait) à son rôle d’aimable femme de cour. Dans toute l’intrigue de cette histoire cynique, le réalisateur soulignera ainsi la fausseté des personnages en les épiant lorsqu’ils baissent la garde et se croient hors de portée des regards inquisiteurs d’autrui : par un trou de serrure, nous voyons la maladroite présidente de Tourvel, se croyant en sécurité dans sa chambre, exprimer son émoi face aux assauts de Valmont alors qu’elle a joué la froideur face à lui ; comme dans une comédie, Valmont se cache derrière un mur avec le consentement de la Merteuil pour entendre celle-ci trahir auprès de Madame de Volanges le secret de sa fille Cécile (sa passion pour Danceny) ; Valmont, juste avant sa rupture avec la Merteuil, s’amuse à détourner le frivole Danceny du lit de la Merteuil qui l’a séduit en lui rappelant ses devoirs envers Cécile, et en arrière-plan, on voit dans un miroir Glenn Close assister dans un silence lourd de menace à cette trahison de son meilleur ennemi. Et les labyrinthes de couloirs, de glaces et d’antichambres que les châteaux renferment semblent avoir été conçus pour permettre toutes ces intrigues. Aussi, c’est face à un miroir que nous laissons dans le dernier très beau plan Madame de Merteuil ; après sa disgrâce (Valmont en mourant a fait publier les lettres qui montrent la vraie nature de cette intrigante), elle finit seule face à sa propre image donnée par la glace. Dans ces dernières secondes, est-ce l’actrice Glenn Close ou le personnage de la Merteuil qui se démaquille et tombe ainsi le masque ? Derrière la surface lisse du visage poudré, les aspérités et la fatigue de l’acteur vaincu apparaissent : avec ce personnage qui s’efface en un lent fondu au noir, Stephen Frears ne montre-t-il pas l’extinction de la société d’Ancien Régime, quelques années avant la Révolution Française ?

Dangerous liaisons s’impose face aux Liaisons dangereuses comme une adaptation particulièrement réussie et fidèle. Il est fidèle aux thèmes du chef-d’œuvre de Laclos et il est réussi parce qu’il recourt à des procédés proprement cinématographiques pour transmettre le sens implicite du texte. La seule différence un peu préjudiciable à ce film est celle qui transforme Madame de Merteuil en amoureuse éplorée, ce qui explique dans le film la vengeance qu’elle tire de Valmont lorsqu’il lui avoue que la présidente de Tourvel a éveillé en lui une flamme qui lui était jusqu’alors inconnue. C’est bien par jalousie que la machiavélique héroïne de Laclos finit par piéger Valmont et lui déclarer la guerre. Mais le plan du film de Stephen Frears dans lequel la Merteuil fuit Valmont qui vient d’avouer son amour pour la présidente et va presque s’évanouir de désespoir dans l’ombre détruit un peu le terrible prestige de ce personnage « né pour venger son sexe et pour dominer les hommes » en montrant qu’elle n’est secrètement qu’une faible femme vaincue par l’amour. Voilà le seul grief que je peux adresser à ce très plaisant spectacle.

8 commentaires à propos de “Les liaisons dangereuses”

  1. Bonjour, film réussi à tous points de vue en effet et pourtant Choderlos de Laclos en anglais, ce n’était pas gagné. Les Français ont fait un triomphe mérité à ce film. Bonne journée.

  2. J’avais complètement oublié cette version ! J’avais aussi été agréablement surpris. Cependant, n’est-ce pas la crainte de voir un gros navet pour ado (avec Buffy) qui justifie notre sentiment positif à la découverte de ce film honnête ?

  3. La séquence d’ouverture est en effet magistrale. Le montage alterné de ces premières minutes nous dit tout : la vanité de la marquise de Merteuil (la vanité d’abord car l’hypocrisie ne me semble, elle, à cet endroit, perceptible qu’a posteriori) et la sournoiserie plus grande encore du vicomte de Valmont (contrairement à celui de la marquise, le visage de Valmont n’est révélé qu’au dernier plan de la séquence et son regard caméra dit alors tout le mal dont il est capable, et forcément le pouvoir de briser Madame de Merteuil). Bien sûr cette alternance de plans révèle aussi le lien secret que ces deux personnages entretiendront.

    Le tout dernier plan que tu cites également renvoie à la fois à la première image du film mais aussi au propos qu’a tenu Madame de Merteuil lorsque Valmont lui a demandé comment est-ce qu’elle a pu créer la femme qu’elle est. Glenn Close répond :

    « J’ai dû m’inventer et trouver des moyens de fuir inédits jusqu’alors. J’ai réussi parce que je savais être née pour dominer votre sexe et venger le mien. […] Je m’exerçai au détachement. J’appris à sourire tout en m’enfonçant une fourchette dans la main. Je devins… une virtuose de l’hypocrisie. J’aspirais à la connaissance, pas au plaisir. Je vis des moralistes pour acquérir le maintien, des philosophes pour réfléchir, des romanciers pour découvrir mes limites. Tout cela, je l’ai distillé en un précepte merveilleusement simple… Vaincre ou mourir. »

    Vanité et hypocrisie, le propos les contient aussi.

  4. Avez-vous vu Valmont l’adaptation de Milos Forman (1989) ? Ou encore Les liaisons dangereuses de Vadim (1959) avec la regrettée Jeanne Moreau ? Chacune de ces adaptations se complète en fait, c’est ça qui est vraiment génial. Mais celle de Frears dans la direction artistique est vraiment sublime.
    Sinon la délectation à la lecture de ce roman est inégalable. C’est une langue qu’on ne parle plus aujourd’hui et qui est vraiment sublime, exquise.

    « Le Vicomte de Valmont à la Marquise de Merteuil

    Mon amie, je suis joué, trahi, perdu ; je suis au désespoir : Mme de Tourvel est partie. Elle est partie, et je ne l’ai pas su ! et je n’étais pas là pour m’opposer à son départ ! pour lui reprocher son indigne trahison ! Ah ! ne croyez pas que je l’eusse laissée partir ; elle serait restée ; oui, elle serait restée, eussé-je dû employer la violence. Mais quoi ! dans ma crédule sécurité, je dormais tranquillement ; je dormais et la foudre est tombée sur moi. Non, je ne conçois rien à ce départ ; il faut renoncer à connaître les femmes. »

    Extrait de la lettre C

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