Léa Fehner, 2016 (France)
CORPS PRÉCAIRE
Dans ce capharnaüm, on pleure, on rit, on joue, on hurle… ou bien on garde tout pour soit jusqu’à ce que ça éclate. Au Davaï Théâtre, la démesure et l’exubérance caractérisent le quotidien. La troupe, c’est le père, François Fehner, le chef exigeant et usé, peu enclin à écouter la critique, sa femme docile jusqu’à un certain point (Marion Bouvarel), sa fille régisseuse qui se tend jusqu’à ne plus tenir et craquer (Inès Fehner), l’ex-maîtresse appelée à l’aide pour remplacer une comédienne qui a fait une mauvaise chute et ainsi poursuivre la tournée (Lola Dueñas). La troupe, c’est une dizaine de comédiens et de techniciens accompagnés de leur marmaille. On peut citer encore le très névrosé M. Déloyal (Marc Barbé), quinquagénaire à tendance suicidaire, qui a mis la jeune Mona enceinte (Adèle Haenel peu valorisée et qui, avant de capter l’attention de tous vers la fin, est engloutie par les autres). Pas sûr de savoir quoi faire de sa paternité, le personnage Déloyal se met à improviser seul et entraîne tout le monde dans les problèmes créés : il explique par exemple à des tout petits en sortie scolaire ce qu’est la sodomie (à la troupe entière de rendre des comptes), traite de « bougnoules » des restaurateurs qui les accueillent et colle quelques mandales avant que la bagarre ne dégénère en une bataille de couscous géante… A les voir fonctionner, on comprend que la normalité des ogres filmés par Léa Fehner se trouve justement dans les disputes de couples, dans les luttes de pouvoir et la discorde ainsi que dans les numéros de famille servis en public.
Alors, le spectacle de cette intimité qui éclate à la vue de tous déconcerte. Cependant, bizarrement rien de toute cette foire ne paraît jamais remettre en question la troupe, ni la cohésion retrouvée au lendemain des moments les plus difficiles, comme si la crise elle-même garantissait le retour à l’unité. Quoique cette unité ne fasse jamais défaut non plus dans la mise en place du spectacle : itinérance et installation du chapiteau, publicité assurée dans les villes à coup de tractes et d’improvisation gratuite, pièce de Tchekhov montée, répétée, jouée (ce que l’on voit peu en définitive) et le tout plié et rangé avant de repartir. La troupe vit dans un chahut permanent mais conserve sa relative efficacité. La troupe est un corps vivant, une entité, un ogre qui se nourrit de chacun parfois jusqu’à laissé derrière lui les corps épuisés. Un corps précaire.
D’ailleurs, les uns ou les autres peuvent bien craquer et se barrer, le chef de troupe peut bien brader sa femme qui le trompe, des vaches peuvent bien envahir le chapiteau, toujours les spectacles sont assurés. Un bébé naît, la joie tente de se refaire une place. On reste pourtant distants. Ces ogres qui s’entre-bouffent, on les a regardé sans les aimer (et c’est dommage car les corps, la chair et le théâtre pouvaient dans les meilleurs moments nous faire penser à Chéreau). Leurs excès nous ont mis mal à l’aise et eux-mêmes (ou la réalisatrice) ont manqué d’être plus généreux avec un public dont ils ont semblé se moquer. Léa Fehner qui filme ici ce qu’elle connaît (ses parents, leur propre métier, la vie d’une troupe de théâtre itinérante) ne parvient pas à nous passionner. On rumine son amertume et sa mélancolie en coulisses, on éructe trop d’enthousiasme sur scène.
On ressent l’énergie, la rage, l’ivresse et le mouvement permanent de la troupe. Malheureusement, sans qu’il nous enlève, on regarde aussi ce tourbillon en spectateur. Qu’un seul tienne et les autres suivront, c’était le titre en 2009 du beau premier film de Léa Fehner. Dans Les ogres, on a du mal à croire que tous tiennent le rythme ni supportent très longtemps la cruauté ambiante. A nous, deux heures et demi auront suffit. On verra ce qu’il en sera la prochaine fois.
Mes réserves lorsque je suis allé voir le film étaient les mêmes, mais je les ai formulées alors avec plus de virulence. Si l’on résume tous les stéréotypes négatifs que l’on peut avoir sur les acteurs, eh bien les « ogres » que Fehner montre les confirment en les amplifiant : j’ai été effaré face au mépris qu’ils affichent face à leur public (dégagez de là, l’une de nous accouche), face à leurs excès permanents (on ne va pas juste se saluer en se retrouvant sur une aire d’autoroute, mais plutôt hurler, pleurer, s’écheveler ; et quelle nausée face à la femme-cocker vendue aux enchères dans un grand effondrement de rimmel et des snif-snif)… Le traitement réservé à la fille du patron, qui n’est pas une artiste et reste tout le film désespérément chiante, résume bien tout l’égocentrisme de cette troupe, et, me semble-t-il, de celle qui les représente.
Peut-être serais-je plus clément si je voyais le film précédent de la réalisatrice?
Voilà qui confirme un spectacle bien trop gourmand, et surtout bien trop agité pour moi (Chéreau cité en ligne de mire finit d’éteindre la dernière flammèche de curiosité).