Raymond Depardon, 2016 (France)
Mai 2012, avec un Rolleiflex, antiquité d’une cinquantaine d’années, Raymond Depardon prend la photographie officielle de François Hollande, nouveau président de la République. Le réalisateur, cocréateur de l’agence Gamma au milieu des années 1960, moins connu pour ses portraits que pour ses paysages, parachève ainsi l’image souhaitée, selon l’expression, d’une « présidence normale » [1]. Il saisit Hollande dans le mouvement, alors qu’il semble avancer vers le spectateur, dans le décor apaisant des jardins de l’Élysée (on serait presque tenter de parler d’un espace rural), un sourire à peine esquissé, une expression rassurante et tranquille. Pourtant, Hollande le socialiste qui se voulait simple et proche des Français a grandement déçu [2]. Sa politique a été jugée trop peu sociale, trop peu de gauche, diluée dans des plans tracés à l’échelle mondiale qui échappent complètement à une large partie de la population et contrainte par un système économique en crise, fortement remis en question mais toujours là et toujours puissant.
C’est dans ce contexte de la fin du mandat de François Hollande que Raymond Depardon apporte un complément notable à ses précédents travaux sur le territoire français : d’abord pour la Mission photographique de la DATAR dans les années 1980 (le sujet : « l’espace de l’exploitation agricole familiale »), pour l’Observatoire photographique du paysage ensuite, puis à des fins plus personnelles et artistiques en pointant particulièrement son objectif sur la France périurbaine, des petites villes et des villages, série de photos prises entre 2004 et 2010 et exposées à la BNF. Ce film sur « les habitants » complète surtout la précédente réalisation de Depardon Journal de France sorti en 2012 (assisté et toujours produit par sa compagne Claudine Nougaret). Ce journal, partiellement autobiographique, interrogeait aussi les paysages urbains, les centres anciens, les façades pittoresques de villages fantômes. Depardon était alors très attentif à ce que n’apparaisse aucune silhouette sur ses clichés. Cette fois, les habitants réapparaissent.
Dans des villes de différentes tailles (Nice et Saint-Étienne pour les plus importantes, Morlaix ou Bar-le-Duc pour les plus petites [3]), des habitants au hasard sont donc invités à monter dans une vieille caravane. Aucune question, aucun sujet déterminé à l’avance, la mère et la fille, les deux sœurs, les deux ami(e)s… s’installent face à face et Depardon disparaissant derrière sa caméra les filme de profil et les laisse échanger en totale liberté (180 personnes au total, 24 « couples » seulement retenus au montage). Le procédé est d’une grande simplicité et la caravane prête à sourire, relique d’un tourisme période « Trente Glorieuses », naturellement installée sur une place, le coin d’une avenue ou sous les marronniers.
Les quatre coins de France sont représentés, une certaine diversité dans les catégories sociales aussi (quoique surtout modestes) et dans les manières de s’exprimer… Depardon s’intéresse aux êtres et à ce qu’ils ont à dire. Ils habitent la France mais ce qu’ils disent, à part le tout premier couple de retraités (comme s’il s’agissait de faire un lien plus direct avec Journal de France), ne parlent ni du territoire, ni de l’espace public qu’ils ont devant les yeux en regardant par la fenêtre de la caravane. Les sujets qui ressortent de ces dialogues volés privilégient la famille (éclatée, monoparentale, prête à accueillir un bébé ou regrettant déjà le départ du grand), le travail (précaire, mal aimé, supposé…) et le rapport à l’autre (qui effraie, agace, que l’on accueille ou que l’on aime…).
On a finalement l’impression que Depardon fait un film pour rappeler l’existence de ceux, simples et normaux, qui ont pu paraître oubliés des politiques en général et de Hollande en particulier. C’est un film qui exclut les cadres et les fonctionnaires (« j’avais l’idée d’un film sans institution : « pas de policier, par de psychiatre, pas de juge, rien ! » [4]) et met en avant des jeunes qui attendent de passer le bac, des retraités profitant de leur temps libre, des travailleurs en proie à différentes difficultés… Dès le plan d’introduction, comme le décor d’une affiche électorale, alors qu’il s’était jusque-là dispensé de cette image dans ses derniers documentaires (La vie moderne par exemple), Depardon replace même en arrière-plan le village français typique, logé au beau milieu des champs et clairement identifiable par son clocher vu de loin. Un an avant les nouvelles élections présidentielles (avril-mai 2017), Hollande n’a pas encore annoncé son intention de se représenter. Avec ce film, Depardon ne fait pas réellement de sociologie, de la politique à peine. On a un peu l’impression d’un rappel : « Les habitants sont là, ne les oubliez pas ». Et la caravane, elle au moins, fait le lien.
[1] En réaction à l’image que renvoyait Sarkozy, alors président sortant, Hollande annonçait lors de sa campagne électorale qu’il assurerait une fois élu une « présidence normale ». La une de Libération le 4 octobre 2011 mettait en avant ses mots « Une présidence normale, c’est une présidence morale ».
[2] En avril 2016 les médias annonçaient une côte d’impopularité du président supérieure à 85 %).[3] Une quinzaine au total (avec aussi Saint-Nazaire, Calais, Charleville-Mézières, Castres, Tarbes, Bayonne, Cherbourg, Villeneuve-Saint-Georges, Saintes).
[4] Bernard Génin, « Entretien avec R. Depardon », Positif n°663, mai 2016.
« On a finalement l’impression que Depardon fait un film pour rappeler l’existence de ceux, simples et normaux, qui ont pu paraître oubliés des politiques en général et de Hollande en particulier. »
Je ne suis pas sûr… et ce qui dérange, précisément, à la vue du film, c’est qu’on a l’impression que Depardon lui-même ne sait pas trop où il va et pourquoi il fait ce film… Impression confirmée par la présentation du documentaire par le réalisateur et sa compagne, dans un cinéma lillois, lors de laquelle le documentariste – vraiment sur la défensive – a affirmé avec un agacement assez inexplicable son intention précise et assumée de ne délivrer aucun message.
En dehors d’une guerre des sexes, et d’un ras le bol nettement perceptible des femmes vis-à-vis des hommes, on peine à tirer des conclusions de ce documentaire, qui semble parfois n’aller nulle part voire naviguer entre deux eaux (pourquoi ces images d’Epinal, montrant la France des clochers, bercée par la musique de Desplat, avec cette caravane hors du temps, alors même qu’il s’agit de capter le réel…?)
Reste l’incroyable force du dispositif (là, réside à mon sens le génie de Depardon, et le film est loin d’être raté!), qui permet de capter des instants de réel assez improbables, et qui m’ont laissé admiratif, tant je sais à quel point il est difficile de faire oublier aux gens qu’ils sont filmés… Autre grande réussite : la prise de son, et la captation du langage des « habitants » d’aujourd’hui. Réel témoignage sociologique, dont se sont visiblement déjà emparés les chercheurs, selon Depardon.
Merci pour l’anecdote lilloise !
Et moi non plus je ne suis pas sûr ! Ou plutôt je suis sûr que cette intention à peine politique que je lui prête et qui tient a priori du hasard du calendrier (début et fin de mandat) est la seule chose qui m’a réellement intéressé dans le film.
L’idée de témoignage sociologique ou de marqueur linguistique que devient le documentaire aux yeux de certains ne me semble pas du tout pertinente. On ne construit pas une population avec moins de cinquante personnes venant de classes sociales à la fois diversifiées et très sélectionnées, qui habitent des villes aussi variées, des quatre coins du pays, de 300 000 habitants ou de 10 000 etc. Quel objet d’étude est-ce là ?
Pour revenir sur la « force du dispositif ». C’est vrai que l’on reste attentif à tous ces récits entendus comme autant de micro-fictions. Et, lorsqu’une mère voilée, typée arabe, et sa fille discutent de l’opportunité pour cette dernière de poursuivre des études de médecine, de s’établir dans une autre ville pour se spécialiser, mais aussi de la possibilité remise à plus tard de fonder une famille (la mère faisant savoir sa hâte de devenir grand-mère), on s’étonne à peine de pouvoir établir assez naturellement un lien avec Fatima (2015), comme si Les habitants reprenait à cet endroit la suite de l’histoire adaptée avec une assez grande justesse par Philippe Faucon.
Tout à fait, c’est l’une des séquences les plus fortes du film. Mais si le dispositif m’a fasciné, c’est moins pour sa capacité à créer de la fiction (quoique ton exemple soit très juste) qu’à capter du réel (y compris dans des détails en apparence insignifiants, et quasi hors-champs -mais le champ du dispositif n’est pas ici celui du cadre -, qui m’ont saisi, comme lorsqu’un type passe derrière la caravane et se recoiffe, l’espace d’une seconde avant de poursuivre son chemin…) Et de façon plus évidente, réussir à obtenir des « habitants » des dialogues aussi justes, c’était loin d’être évident.
Petite parenthèse, je me suis fait une cure de documentaire, et le dernier Claire Simon Le bois dont les rêves sont faits est une pure merveille. Je pourrais difficilement faire un article, parce que celui des Cahiers est vraiment très bon, et dit en grande partie ce que j’ai perçu du film… J’aurais l’impression de redire en moins bien ce qui a déjà été dit ailleurs. Mais je le conseille à tout le monde. Je crois qu’on peut parler de chef-d’oeuvre…