José Luis Lopez-Linares, 2016 (Espagne, France)
Le mystère Jérôme Bosch n’est pas Le mystère Picasso de Clouzot (1955), à savoir une réflexion possible sur la création artistique. Le documentaire de José Luis Lopez-Linares n’est pas davantage une enquête sur la vie mal connue du peintre néerlandais. Après Le jardin des délices de Jérôme Bosch d’Eustache en 1980, El Bosco, El jardín de los sueños, selon le titre espagnol plus judicieux, est un nouvel essai se rapportant à l’interprétation de l’œuvre. Cependant, le cinéaste ne développera rien des thèses qui font de Bosch un détracteur de son époque ou bien un homme profondément religieux, un ardent défenseur de la foi ou à l’inverse un hérétique (l’hypothèse qu’adopte Kijû Yoshida dans sa série Beauté de la beauté). Le film de Lopez-Linares ne dira rien non plus des supposées connaissances du peintre en matière médicale, astrologique ou alchimique…
L’intérêt de ce Mystère est justement de ne mettre en avant aucune interprétation et d’accepter au contraire la polysémie du tableau. L’idée n’est toutefois pas neuve car, même si lui s’essaye à une très incertaine interprétation alchimique, l’artiste et historien de l’art Jacques van Lennep évoque cette polysémie dans une étude faite dans les années 1980 ; il y parle notamment « d’une manipulation très savante des significations ». S’appuyant sur le livre de l’universitaire Reindert L. Falkenburg*, Lopez-Linares va cependant plus loin avec cette idée et multiplie les points de vue. Ainsi, avant de montrer l’œuvre, le documentaire commence habilement par l’œil du public venu au musée du Prado. Puis, il se poursuit de façon très éclaté par les interventions d’un grand nombre d’artistes et spécialistes variés : les chanteuses Sílvia Pérez Cruz et René Fleming, le compositeur Ludovico Einaudi, les écrivains Orhan Pamuk et Salman Rushdie, l’historienne Carmen Iglesias, l’historienne de l’art Johanna Klein, la neuro-scientifique Sophie Schwartz, le philosophe Michel Onfray, le musicologue Joaquin Diaz et d’autres (dramaturge, auteur de BD, musiciens, conservateurs de musée, restaurateur, artistes…). Chacun ne dit qu’un mot ou deux, sur le sens de l’œuvre, ses destinataires, son histoire, les repentirs apparus aux infra-rouges, partagent leurs impressions ou avouent finalement leur incapacité à analyser. Tant et si bien que ces interventions fragmentées, trop courtes, et cette grande diversité de regards empêchent de retenir véritablement quelque chose. Par conséquent, devant ce foisonnement, comme face au tableau, un pas en arrière s’impose.
« … le tableau a été commandé à Jérôme Bosch précisément en vue d’alimenter des discussions entre les élites du Duché de Bourgogne et les Ducs de Baarle-Nassau à Bruxelles, au début du XVème siècle. L’idée est de poursuivre cette conversation dans le siècle présent et d’impliquer le spectateur. Aussi, quand le film s’achève, chaque spectateur peut commencer sa propre conversation avec le tableau. »**
On retrouve en effet du sens si on prête garde à la structure simplifiée du documentaire. Dans un premier temps, le réalisateur fait disparaître Bosch dans un brouillard plus épais encore. On ne sait pas vraiment à quoi le peintre ressemblait (les représentations tardives que l’on a de lui sont des leurres), ni ce qu’il savait ou avait vu du monde. Dans un deuxième temps, des professeurs disent l’importance des discussions que pouvaient susciter les ouvrages mais aussi les images (miniatures, ou peintures) exposés dans les salons et les bibliothèques privés. Ensuite, une parole sur la polysémie des images médiévales donne une clef de lecture au Jardin des délices que vient appuyer un lien fait avec la commande faite à Bosch. Le récit privilégié par Reindert Falkenburg et Johanna Klein est celui qui ferait du comte Engelbert II de Nassau (1473-1504) le commanditaire de l’œuvre. Comme une sorte de miroir aux princes, Le jardin des délices aurait alors servi à l’éducation des neveux du comte, Henri (futur Henri III) dont il souhaite faire son héritier et Philippe le Beau (duc de Bourgogne et fils héritier de l’empereur Maximilien Ier d’Autriche).
Miroir, reflet de nos craintes et de nos fantasmes, Le jardin des délices ou peinture de l’arbousier, ou peinture aux fraises, ou Diversité du monde (puisque le titre original -s’il y en avait un- s’est perdu), devient œuvre plus universelle que médiévale. Reindert Falkenburg le dit bien « La plupart des gens se voient dans ce tableau. Lorsqu’on réalise que l’œuvre n’est que le reflet de nous-mêmes et que l’on regarde à l’intérieur, on se met à rêver. » C’est pourquoi, s’il y a un mystère à percer dans le triptyque du maître de Bois-Le-Duc, il semble que la clef véritable soit seulement en chacun de nous.
* Reindert L. Falkenburg, Jérôme Bosch, Le jardin des délices, Hazan, 2015 pour sa traduction française.
** Extrait de l’entretien réalisé avec le réalisateur pour le dossier de presse.
Dvd édité le 2 mai 2017 chez Epicentre.