La ville sans Juifs (Die Stadt ohne Juden)

Hans Karl Breslauer, 1924 (Autriche)

CABALE ANTISÉMITE

Conservé aux Archives Nationales du film d’Autriche à Vienne, La ville sans Juifs n’existait que dans une seule copie, amputée de plusieurs scènes et sans fin. Mais en 2015, dans un marché aux puces parisien un curieux retrouve par hasard les bobines d’une version complète. Depuis, la pellicule est revenue aux Archives autrichiennes et a été entièrement restaurée. Une musique a été commandée spécialement à la compositrice autrichienne Olga Neuwirth. Et c’est en juin 2019 qu’Arte diffuse une première fois en France le film muet. La ville sans Juifs est non seulement une rareté qui a été durant plus d’un demi-siècle absolument invisible dans sa version première, mais le récit, qui s’affirme aujourd’hui à la fois comme fiction dystopique et document d’histoire, est stupéfiant tant il communique avec la période de l’entre-deux-guerres dans son ensemble, au moins jusqu’en 1935, peut-être même au-delà.

Le récit commence par une crise sans précédent. Celle de 1929 n’a pas encore éclaté mais la défaite de 1918 plonge l’Allemagne et l’Autriche dans une inflation folle, Mark et couronne sont dépréciés, et le film illustre dès son introduction la catastrophe économique qui frappe ces territoires. En effet, rien ne va plus dans la cité-Etat d’Utopia. Les prix flambent, le chômage explose et les contestations contre le gouvernement gagnent une ampleur inédite. Les manifestations inondent les rues de leurs slogans et le chancelier n’a pas de meilleure mesure pour redynamiser l’économie que de faire voter une loi pour expulser tous les Juifs de la ville.

« Chancelier, renoncez à votre projet. La cruauté nuit à la politique. – Chassez les Juifs est cruel, Éminence, mais il faut satisfaire le peuple. »

Décidé par un antisémitisme ruminé plus que par la pression populaire, le chancelier soumet la loi à l’assemblée et aussitôt l’exode commence.

Le film est adapté du roman éponyme d’Hugo Bettauer (1922) qui veut tenter de montrer à sa manière que les Juifs ont leur place dans la société et que cette place profite à tous. C’est essentiellement ce qui ressort du film de Breslauer. Le NSDAP est fondé depuis 1920, compte quelques dizaines de milliers d’adhérents et le coup d’État manqué d’Hitler lui apporte un peu plus de renommée. Pourtant, à l’écran, La ville sans Juifs n’évoque directement ni le parti nazi, ni aucun autre parti (pas de nom, de drapeau ou de symbole qui permettrait d’établir un parallèle évident). En opposant les dirigeants et le peuple « aryens » (puisque l’adjectif est employé) à la communauté juive, les « goys » chrétiens aux Juifs, le film se fait plutôt le témoin de ce que pouvait être l’antisémitisme, ordinaire, dominant, durant la période de l’entre-deux-guerres, et particulièrement en Autriche (l’auteur du livre est autrichien, tout comme le réalisateur et producteur du film). Toutefois, le livre est plus explicite. Il est d’abord reconnu que la cité d’Utopia désigne Vienne davantage qu’aucune autre ville. Or, depuis les années 1890 jusqu’au traité de Saint-Germain, les bourgmestres viennois appartiennent tous au Christlichsoziale Partei (ou Parti social-chrétien) et l’un d’eux, Karl Lueger, est connu pour avoir suscité l’admiration d’Hitler en raison de son antisémitisme (il est cité dans Mein Kampf). C’est pourquoi Hugo Bettauer fait des dirigeants d’Utopia des membres du Parti social-chrétien. Breslauer dans son adaptation ne les cite pas mais fait allusion aux mêmes. De façon plus générale, le film se fait aussi très bien l’écho de la forte adhésion, toujours en ce début des années 1920, au mouvement völkisch et à ses écrivains, autrement dit au terreau d’idées qui voit naître le nazisme.

En raison de ses images de départs des Juifs, les populations sur les routes, sacs au poing, baluchons à l’épaule, mais aussi les trains bondés, on a dit le film prémonitoire, voire prophétique. Les Juifs sont contraints de fuir mais les destinations évoquées dans le film sont Sion et la Terre Promise. En outre, sans même penser aux déportations durant la guerre, La ville sans Juifs impressionne rien que par son évocation d’une « solution » antisémite à une situation de crise dix ans avant les lois raciales de Nuremberg (1935).

La dystopie n’est cependant par construite autour des seuls drames de la crise et de l’expulsion. Le film est une satire et se veut en plusieurs endroits comiques. Pour cela, il ridiculise certains personnages, politiciens ou journalistes. Il s’intéresse aussi à quelques autres personnages en particulier, par exemple un couple d’amoureux, Léo et Lotte, de confessions différentes, ou Kathi, la cuisinière au service d’un politicien courtisée par le Juif Isidor. Mais l’humour ne touche pas toujours et, au fur et à mesure de l’intrigue, il gagne en amertume. Nous revient encore à l’esprit ce parlementaire empêché d’aller voter contre l’abrogation de la loi et devenu fou de ne plus penser qu’au complot juif (magnifique plan expressionniste, bizarrement le seul).

Le film n’est pas non plus sans poser problème sur le fond. On s’interroge notamment sur la description faite des Juifs quand il est dit que ceux-ci ont effectivement entre leurs mains toutes les banques d’Europe, qu’un ou deux personnages auraient pu en raison de leurs traits figurer sur les affiches de propagande antisémites, ou que la ruse trouvée par l’un d’eux pour revenir en ville consiste, grâce à un peu de maquillage, à se faire passer pour ce qu’il n’est pas. A croire que même ceux qui voulaient dénoncer les discriminations faites à l’encontre des Juifs restaient enfermés dans les clichés les concernant. D’autant que, sans les Juifs aux postes comptables, Utopia sombre dans un marasme économique plus grand. Il est alors temps de les rappeler, et les derniers mots prononcés pour les accueillir, « Mes chers Juifs… », sonnent étrangement à nos oreilles. Ajoutons, pour être tout à fait complet quant au contexte, que l’auteur du roman, Hugo Bettauer, est assassiné par un nazi un an après les premières projections du film. Hans Karl Breslauer, lui, adhère au parti nazi en 1939. La ville sans Juifs, en somme, est un document rare et estimable ainsi qu’une curiosité qui nous échappe un peu.

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