Adilkhan Yerzhanov, 2018 (Kazakhstan)
Après les paysages glacés de Pologne, la Kinopithèque met le cap sur le Kazakhstan (en été cette fois) grâce au film d’Adilkhan Yerzhanov, dont La tendre indifférence du monde est le sixième long métrage. Bon an mal an, et malgré des moyens dérisoires, le cinéaste Kazakh réussit à produire un film par an, preuve s’il en est que l’on peut exprimer son art et réaliser de très belles choses avec trois bouts de ficelles et un morceau de carton… bon ok, plutôt avec un scénario, une caméra, un bon directeur de la photo et un casting solide. Hollywood devrait en prendre de la graine.
Dès les premières secondes du film le ton est donné. Plan fixe sur une fleur à peine caressée par une légère brise et sur laquelle quelques gouttes d’un sang rouge carmin tombent délicatement, troublant la quiétude de ce paysage bucolique. L’ensemble du film est à l’avenant et mélange poésie et violence avec un bonheur que l’on n’avait plus vu depuis longtemps, très précisément depuis la découverte d’un certain Takeshi Kitano, à qui Adilkhan Yerzhanov rend un hommage évident. Le scénario a ici le mérite d’être d’une simplicité désarmante, ce qui ne le rend pas moins efficace. Saltanat, jeune femme à la fois belle et gracile, doit faire face au suicide de son père et à la ruine de sa famille, puisqu’en mourant ce dernier lui lègue des dettes astronomiques, auxquelles elle est bien en peine de faire face. Dans ce pays gangrené par le patriarcat et la corruption, Saltanat, jeune femme pourtant instruite, éduquée et compétente, n’a d’autre choix que d’accepter un mariage arrangé avec l’associé un peu véreux d’un oncle éloigné, qui promet de régler ses dettes en échange ni plus ni moins que de son corps. Mais Saltanat, magnifique dans sa robe rouge sang et ses escarpins assortis (qu’elle gardera tout au long du film à l’exception d’une scène) n’est pas tout à fait seule, car son ami le plus précieux, Kuandyk, qui lui voue un amour sincère et parfaitement innocent, décide de l’accompagner à la capitale. De ce couple improbable et en apparence très mal assorti, émane quelque chose d’une pureté absolue, à la fois naïf et profond… étrangement débarrassé de toute tension sexuelle. Elle, est l’image de la perfection plastique, belle comme le jour et fraîche comme un matin de printemps, mais son esprit est lui aussi parfaitement affûté. Lui, apparaît au départ comme un personnage un peu falot, mal dégrossi, avec son physique de bûcheron et son phrasé légèrement heurté, avant que sa sensibilité et son intelligence ne se déploient comme une fleur au contact de la rosée. C’est d’ailleurs Kuankyk qui prend les choses en main, lui et son éternel optimisme, lui qui croque la vie comme un fruit bien mûr et utilise sa force physique aussi bien que son intelligence pour se faire une place et ramener suffisamment d’argent pour payer à temps les échéances de Saltanat. Mais l’on se doute que Yerzhanov ne filme pas une comédie romantique, c’est un drame qui se joue et malgré l’innocence qui se dégage du film, ainsi que son côté burlesque, tout cela finira évidemment mal (non, je ne vous spoile pas, c’est écrit dès les premières secondes du film).
Cela fait bien longtemps qu’un film ne m’avait pas touché à ce point ; ici l’image paraît être en parfaite adéquation avec le propos. Toute la poésie et la palette des émotions véhiculées par les personnages se traduisent à l’écran par des compositions picturales d’une très grande maîtrise. Cette beauté formelle doit tout autant au réalisateur qu’à son chef opérateur (Aydar Sharipov), qui filment essentiellement en plans fixes (oubliez les travelling coûteux, c’est pas vraiment leur genre) et élaborent avec soin leurs images, laissant une grande place à la lumière et soignant avec amour leurs compositions et leurs cadrages. C’est à la fois très beau et contemplatif, chaque plan laisse le temps au spectateur de s’abandonner et de se laisser gagner par l’émotion provoquée par la beauté des images autant que par la profondeur que dégagent les acteurs par leur jeu tout en retenue et en implicite. Les silences, les regards et les gestes sont ici d’une importance extrême. Pour autant, le film ne laisse pas l’impression d’une œuvre égocentrée où le réalisateur, hautement satisfait par son travail et ébloui par son propre talent se laisserait gagner par un contentement béat. Cette débauche esthétique reste au service du film et de ses personnages, c’est l’histoire qui prime et les images ne sont là que pour les souligner et en faire ressortir toute la beauté tragique. La gravité du propos n’empêche par ailleurs en rien le côté burlesque du film de s’exprimer de manière subtile. Cette innocence, traduite par un amour pur et désintéressé fait bien sûr contrepoint à la société dans laquelle évoluent Kuandyk et Saltanat, violente, corrompue, cruelle. Un rouleau compresseur auquel ils sont bien en peine de résister malgré toute la volonté et la poésie dont ils font preuve pour l’affronter. Sublime, tout simplement !
J’ai moi aussi beaucoup aimé ce film qui est une sorte de conte. Certains plans sont magnifiques quoique réalisés avec peu de moyens en effet. S’il y a bien un plan au début qui rend hommage à Kitano, la violence est cependant beaucoup moins présente que chez ce dernier et la plupart du temps hors champ.
C’est Jugatsu qu’on reconnaît sur le photogramme.
Oui, j’avais oublié de préciser pour Jugatsu, merci. Il y a la manière de filmer et de cadrer qui rappellent parfois Kitano (les plans fixes notamment, ce souci de composer les images à la manière d’un tableau comme dans Hana-Bi). Mais tu as raison de souligner Strum que la violence est ici beaucoup moins présente et moins crue.