Marie-Christine Questerbert, 2000 (France)
« Aussi ne savais-je que devenir,
La nuit dont j’ai parlé ; j’étais troublé
Au point de me voir à l’article de la mort :
Alors, à moitié en imagination,
A moitié égaré par le sommeil,
Vision ou songe,
Il me sembla, sans mentir,
Qu’Amour me retirait le cœur du corps
Et qu’il le confiait à Désir… »
René d’Anjou
Le livre du Cœur d’Amour épris
Livre de poche, Lettre Gothiques,
2003.
Appartenant à ce que l’on appellera par facilité et de manière très impropre une « tradition » plutôt « sèche » de films sur le Moyen Âge, qui se caractériserait par une production sans grands moyens ainsi que par une réalisation respectueusement distante (c’est-à-dire qui a pour intention de donner pleinement l’idée d’un Moyen Âge sans pour autant vouloir nous faire croire à sa très fidèle et très véridique reconstitution), La chambre obscure n’en propose pas moins une représentation vivante, documentée tout autant que plaisante de la période. L’histoire est extraite du Décaméron de Boccace (un seul conte et non pas huit comme dans le Décaméron de Pasolini, 1971), le thème est celui du désir.
Dans la France du XIVe siècle, Aliénor (Caroline Ducey), damoiselle peu docile à qui un tout autre avenir était pourtant promis, décida de s’en aller trouver le roi et peut-être par sa reconnaissance obtenue de bousculer un peu l’avenir de sa vie sentimentale. Connaissant l’art de la médecine grâce à son père, le très respectable maître Gérard de Narbonne (Pierre Baillot), Aliénor avait la conviction de pouvoir soigner le souverain (Jackie Berroyer toujours malicieux) qui souffrait d’une fistule sur laquelle les plus savants physiciens de sa cour s’étaient en quelque sorte (et non littéralement, précisons-le car l’image que l’on a de la médecine au Moyen Âge est parfois source de méprises) cassés les dents. Malgré la défiance des clercs et du confesseur (Luis Rego qui s’avère aussi malicieux que le roi) et la promesse faite à la potentielle sorcière de finir sur le bûcher (encore fallait-il qu’elle ne les déçût pas ; et puis, de toutes façons, ils auront Jeanne au siècle suivant), la jeune femme administra le remède si à propos qu’elle soulagea le roi en moins de huit jours. Ce dernier, ce que la doctoresse improvisée avait très correctement anticipé, lui accorda ses faveurs. Aliénor fit donc la demande de se marier avec un jeune comte, Bertrand de Roussillon (Melvil Poupaud qui même dans le rôle d’un personnage odieux exerce ses charmes), dont elle était depuis longtemps amoureuse et que d’autres gentilshommes, toujours malchanceux, principalement Louis (Matthieu Demy), n’avaient su lui faire oublier. Pour son malheur, et pour des raisons qui ne sont jamais expliquées (déplaisir d’avoir été choisi par une femme plutôt que d’avoir lui-même guetté la jouvencelle et l’avoir séduite, immaturité du chevalier ou simple affaire de goût…), Bertrand de Roussillon ne consomma pas son mariage et préféra la guerre à la compagnie de sa comtesse. Il partit donc en Toscane et mit son épée au service des Florentins qui bataillaient à cette époque contre les seigneurs de Sienne. Durant son temps libre, il en profita aussi pour s’amouracher d’une giovane e bella donna. De là, Aliénor qui ne savait se résigner, redouble d’efforts et de malice pour parvenir à ses fins.
Dans son premier film, Marie-Christine Questerbert séduit tout d’abord en faisant vivre son Moyen Âge de références picturales qui certainement n’ont que très rarement servies à la fabrication de plans de cinéma. De nombreuses scènes empruntent ainsi leurs compositions spatiales aux miniatures médiévales : symbolique simple des couleurs et des postures, aplats des cadres et des décors, faible perspective et profondeur suggérées seulement par les motifs au sol ainsi que par la disposition des acteurs dans le plan, hiératisme d’ensemble. Les icônes religieuses et la peinture pré-renaissante servent également aux décors dans la partie du récit qui se déroule en Toscane ; la violence et le sacré qui caractérisent les peintures murales de l’atelier dont on voit le travail entrent alors en résonance avec le trouble des personnages, Aliénor, Bertrand et même Louis (qui se retrouve apprenti sur ce chantier d’artistes), chacun bouillonnant d’amour mais chacun empêché et souffrant. Outre cette stylisation influencée par les images médiévales, la réalisatrice tourne aussi en décors naturels et nous gratifie d’une chevauchée dans les bois et de commerces sentimentaux variés dans les salles de l’abbaye du Thoronet (le palais royal).
Le film séduit ensuite par toute sa fantaisie comme s’il avait soudain constitué à nos yeux la maille nouvelle d’un même ouvrage sur lequel nous faisions déjà figurer Peau d’âne de Demy (1970) ou Marguerite et Julien de Donzelli (2015). Pour poursuivre sur les décors et évoquer cette forme originale et décomplexée, le mélange des vieilles pierres et des cloisons en carton détonne sans se soucier de réalisme. De même, les nombreux voiles et rideaux, tout en confortant la dimension théâtrale du film, ne trompent pas sur la nécessité de dissimuler ce que les lieux et les paysages ont de trop contemporains pour l’histoire. Quoique d’autres détails contredisent remarquablement l’argument : des gants en latex pour une très délicate vérification de sainteté sur le corps d’Aliénor, des organes de feutre cousu de la plasticienne Annette Messager suspendus à un mur… Et d’autres anachronismes dont ne se privent pas non plus les dialogues. Au milieu de l’espace architectural (décors, objets, costumes -plus réalistes d’ailleurs que tout le reste-), la distribution éclectique peut surprendre. Certains sont plus connus au théâtre, d’autres viennent de la comédie, les trois acteurs principaux appartiennent au cinéma d’auteur, mais sont rattachés par les films qu’ils viennent de tourner ou qui ont jusqu’ici le plus marqué à trois cercles de réalisateurs différents, à savoir Rohmer, Demy et Breillat. Avec eux, jouent encore Sylvie Testud (Azalaïs, la servante d’Aliénor), Édith Scob (la veuve compatissante) et Hugues Quester (le peintre Ambrogio).
Quant à savoir comment de choses si disparates, d’inspiration médiévale et moderne, anachroniques et néanmoins respectueuses du temps du récit, Marie-Christine Questerbert parvient, malgré tout, à créer les conditions de la séduction, tout comme Aliénor qui très résolue se rapproche enfin de son époux alors que celui-ci a tant besogné à l’oublier, il faut s’en référer au mystère de la projection de nos désirs par un instrument auquel l’une et l’autre ont recours, quoique chacune à sa manière : la camera obscura grâce à laquelle on joue tout en étant sérieux, on fait semblant sans jamais cesser d’y croire, puis à l’intérieur de laquelle on finit par unir les différents.
Ce conte n’est pas issu du DECAMERON mais le l’Heptameron de Magueritte de Navarre, qui elle-même s’inspira de Boccace.
cordialement.
Nat Anel Bee
Je n’ai pas lu Marguerite de Navarre et ce que vous dîtes n’est pas impossible (la notion de plagiat n’existe pas au Moyen Âge et l’Heptameron reprend peut-être de très près l’histoire de Boccace). Cependant, la jaquette du disque que je possède signale Boccace comme seule source. La réalisatrice se revendique aussi de Boccace et ne cite pas Marguerite de Navarre dans l’entretien que j’ai pu lire (et donc relu pour vérification 5 ans plus tard). Et c’est dommage si c’est vraiment sa source principale, notamment parce qu’elle parle de « fierté féminine » (ne pas citer cette autrice du XVIe s., c’est donc presque un coup manqué !).
Je copie le début de l’entretien.
Marie-Christine Questerbert : « Je suis partie en Italie, il y a quelques années pour approfondir l’écriture de scénario, et je me suis rendue compte, en cherchant bien, que le cinéma italien avait une sorte de « matrice » : l’écrivain Boccace. Il a rassemblé des récits qu’on entendait dans tous les pays de la Méditerranée, a mélangé différents courants, pour ensuite écrire Le Décaméron. Tous les petits modèles dramatiques utilisés dans le cinéma italien sont présents, en germe, dans cette oeuvre. Un jour, je suis arrivée par hasard dans le village natal de Boccace. Et là, mécaniquement et presque magiquement aussi, je me suis aperçue que sa maison existait toujours. J’ai frappé à la porte et une vieille dame, fardée, simplette, m’a ouvert et m’a dit qu’il y existait maintenant un petit musée. Je suis entrée, j’ai visité l’étage et en ouvrant Le Décaméron au hasard, je suis tombé sur ce petit conte Le Mari retrouvé. J’ai été frappée par l’anachronisme et la modernité du personnage féminin. »
(Entretien de Marie-Christine Questerbert et Caroline Ducey, réalisé pour le site Objectif cinéma en nov. 2000 par Nadia Meflah et Bernard Payen ; consulté le 5 mars 2021).