Jacques Demy, 1962 (France)
Le temps c’est de l’argent et de l’argent, Jean et Jackie n’en ont plus. Ou plutôt si, mais il glisse si vite entre leurs doigts qu’ils n’en font rien. Alors ils comptent sans arrêt : 100 francs, 5000 francs, 300 000 francs et soudain beaucoup moins (on pense en raison du style donné à deux autopsies bressoniennes, Pickpocket, 1959, et L’argent, 1982). Une voiture, une chambre d’hôtel, un verre au bar et puis même plus de quoi payer les olives qui accompagnent le verre. Plus d’argent, plus de temps et c’est pourquoi le film commence comme il pourrait finir, sur ce travelling arrière, Jeanne Moreau laissée tout au bout, la musique de Michel Legrand filant dans le mouvement et ne laissant qu’un vide au loin sur la baie des Anges*. Jackie, femme d’une aventure, blonde superbe, presque fatale, que Jean (Claude Mann), introduit en enfer par un autre mordu du jeu, son ami le bien nommé Caron (Paul Guers), tente d’éloigner de ces lieux de perdition. A cause de la trop grande tentation du jeu, la relation qui se noue entre Jean et Jackie est tumultueuse, marquée par des promesses longtemps (toujours ?) impossibles à tenir. Et pourtant, malgré la passion, voire la folie, Demy autorise Jackie à quitter sa place à la roulette et à gagner le bras de Jean. Comme si les pendules du père horloger à Paris avaient retenti jusqu’à ses oreilles à Nice pour marquer la fin du jeu, stopper enfin la bille qui tournait encore, hésitant sur le numéro sur lequel s’arrêter. Père de Jean qui, fermant les yeux, donne l’argent pour rentrer à Paris, père qui l’avait pourtant bien mis en garde et père qui rappelle son fils à la raison. Mais étant donné que le film pourrait finir comme il a commencé, en dépit de cette étreinte à la sortie du casino, Jackie si peu fiable, toujours à agir sur un coup de tête, on ne croit pas tout à fait à la fin heureuse et, au générique de fin, on ne garde qu’une chose en tête avec la musique, c’est la fuite de l’argent, du temps, de l’amour.
* Nice, « ville blanche, ville jeu et vampire », modèle européen début de XXe siècle pour Las Vegas à la fin du millénaire. Thierry Jousse, art. « Jacques Demy », dans La ville au cinéma, dir. T. Jousse et T. Paquot, Paris, Cahiers du cinéma, 2005, p. 683.
Pas encore de Scorsese dans cette histoire de casinos, pas même encore d’air à siffloter en se promenant parmi les Anglais. Est-ce qu’elle avait des bagues à chaque doigt ? des tas de bracelets autour des poignets ? le commentaire ne le dit pas. Mais il m’invite à retenter ma chance sur « La baie des Anges », ce Demy que j’ai n’ai dû voir qu’à moitié.
Dans le Demy-alphabet (Olivier Père et Marie Colmant, Jacques Demy, Ed. de la Martinière, 2010), Mathieu Demy reprend une anecdote que lui avait rapportée Agnès Varda « la première fois que Jacques avait mis les pieds dans un casino, à Cannes, il avait instantanément touché le pactole, ’17 noir, impair et manque, 35 fois la mise !’, ça lui avait donné le vertige et aussi l’inspiration pour La Baie des Anges ».
Et ailleurs J. Demy lui-même formule très joliment : « L’idée du film est née d’une impression de casino où j’ai découvert une singulière collectivité, une foule absente, hagarde, possédée, et dont l’expression traduisait bien l’angoisse et la déchéance morale ».
Curieusement, il me reste de ce film, à moi aussi, une « impression de casino ».