Kingdom of Heaven

Ridley Scott, 2005 (États-Unis)

Ridley Scott entreprend le récit d’un chevalier contrit qui, au XIIe siècle, s’en va chercher pardon et réponses en Terre Sainte. Comme dans Robin des Bois (2010), l’histoire se déroule entre la troisième et la quatrième croisade. Dans les trois beaux films que Ridley Scott consacre à un Moyen Âge réaliste (par opposition à la fantaisy de Legend, 1985), il est toujours question de politique et l’Anglais ne manque jamais de faire écho à l’actualité. Ainsi, Le Dernier Duel en 2021 s’emparait de problématiques féministes et s’inscrivait dans l’appropriation culturelle du mouvement #Metoo. Dans Kingdom of Heaven, l’histoire est aussi l’occasion pour le réalisateur de glisser quelques allusions au monde contemporain et aborde à sa manière l’idéal aujourd’hui manqué concernant les relations entre États arabes, proche-orientaux et Occidentaux.

ARTS, VILLES ET BATAILLES : LE MOYEN ÂGE SUR TOILE Loin des couleurs vives de Richard Thorpe et de son Ivanhoé (1952), Kingdom of Heaven offre à nos yeux un Moyen Âge aux teintes brunes, bleues et noires. En introduction et à la fin, les paysages et le village français (filmés en Espagne) pourraient ressembler à ceux vus dans Le retour de Martin Guerre (Daniel Vigne, 1982). Des allusions au droit (un chevalier germain féru de droit, le droit de la victime lors d’une agression) et les descriptions des arts et techniques (la forge, le puits et les canaux d’irrigation, les systèmes de défense d’une cité…) participent à la reconstitution exaltante d’un quotidien médiéval souvent ignoré. Ainsi, le cinéaste s’attarde sur les arts qui assurent un progrès (la médecine arabe) puis sur ceux qui promettent peine et souffrance (les engins de guerre, balistes et tours d’assaut…).

Lors de son trajet, le chevalier Balian (Orlando Bloom) fait escale à Messine. La cité, censée être la porte d’accès aux pays d’Afrique et d’Asie, est la ville méditerranéenne marchande par excellence. La présentation exceptionnelle qui est faite en peu de plans de ce port rappelle les œuvres des artistes de la Renaissance peignant sur la mer les vaisseaux nombreux, comme sur la Tavola Strozzi (peinture des années 1470) ou plus isolés au loin et voiles gonflées, comme dans les arrière-plans d’un Bruegel ou d’un Pierro di Cosimo.

Au risque de déplaire à l’amateur de puissants assauts destructeurs, il revient à Scott d’en retarder le moment (et a fortiori dans la version longue du film). Les mauvais Chrétiens trépignent, perdent patience et cherchent à transformer la moindre échauffourée en déclaration de guerre. Lors du siège de Jérusalem (en 1187 la bataille a fait toute la gloire du sultan ayyoubide Saladin)*, la caméra se fige un instant au-dessus de la brèche faite dans l’épais rempart. Il fait nuit et les armées s’entrechoquent un long moment à cet endroit. Scott insiste sur ce face à face comme nouveau point de départ d’un combat toujours inachevé sur ces terres. Ne garde-t-il pas là à l’esprit les relations entretenues par les États-Unis avec l’Orient au début du XXIe siècle ?

GOUVERNER PAR L’INTOLÉRANCE OU L’IMPOSSIBLE ROYAUME DES CIEUX Depuis 2001 et les attentats d’Al-Qaïda sur les Tours jumelles, puis 2003 et la guerre menée par George W. Bush en Irak, les relations entre les États proche- et moyen-orientaux et les États-Unis n’ont cessé de se dégrader. Selon ce que rapporte François de la Bretèque qui s’appuie sur les déclarations du réalisateur, Scott a toutefois commencé la production de Kingdom of Heaven avant l’attaque contre New York (Le Moyen Âge au cinéma, Armand Collin, 2015, p. 170-174). Dans ce cas il serait alors plus juste de mentionner le contexte géopolitique des années 1990, la première guerre du Golfe en 1991 et l’échec des accords d’Oslo après 1993. En 2025, vingt ans après la sortie du film, avec la reprise du conflit israelo-palestinien et le génocide perpétré par B. Netanyahou, le film garde toute son actualité pour dire l’échec du « royaume des Cieux ».

Car il est clair que l’expression désigne pour Ridley Scott un territoire cosmopolite, un lieu de paix et de tolérance religieuse. C’est ce l’on découvre avec Balian quand le chevalier entre pour la première fois à Jérusalem. D’ailleurs le héros a un rapport particulier à sa propre religion. Il ne parvient pas au début à faire le deuil de sa femme qui s’est suicidée après la perte de leur enfant. Le scénario de William Monahan en fait un homme en quête de pardon. Poussé à la croisade par son père Godefroy d’Ibelin (Liam Neeson), Balian croit trouver dans la ville sainte la rédemption pour lui et sa défunte. Il cherche des réponses mais c’est en vain. C’est pourquoi, sans renoncer tout à fait à la foi, il déclare tantôt que Dieu ne lui parle pas, ou que Dieu ne le connaît pas.

De même, en faisant de Balian d’Ibelin un maître forgeron et un ingénieur avant d’en faire un guerrier, un lettré et un humaniste avant l’heure, Ridley Scott dispose d’un personnage capable d’incarner la raison. À plusieurs reprises on parle de lui comme d’un « parfait chevalier », toujours juste et incapable de commettre un crime sans qu’il ne s’agisse de se défendre ou de protéger autrui. Face à Bloom, Brendan Gleeson (Renaud de Chatillon) et Marton Csokas (Guy de Lusignan) sont parfaits dans leur rôle de cruels intolérants (une remarque à leur propos : contrairement à ce qui est dit dans le film, Guy et Renaud n’appartenaient pas à l’ordre du Temple, même s’il est vrai qu’ils étaient les alliés des templiers). L’ennemi est donc d’abord dans les rangs chrétiens. Une poignée de croisés peu subtils conduits par Guy et Renaud qui n’attendent que de trancher les gorges arabes (l’envahisseur sera châtié : plusieurs seront tués, leurs têtes plantées sur des piques et leurs carcasses abandonnées aux vautours). À l’inverse, la religion musulmane est présentée au forgeron par un hospitalier (David Thewlis) comme très comparable à la religion chrétienne. Une réplique ajoute que les chrétiens se font plus tolérants quand les infidèles deviennent les clients de leurs échoppes.

Le personnage de Sibylle (incarné par la superbe Eva Green et mieux soigné dans la version longue) illustre à sa manière l’impasse politique dans laquelle les Chrétiens se trouvent après la mort de son frère, le roi de Jérusalem Baudouin IV. Scott en fait une mère courageuse, pleine d’abnégation, prête d’une goutte de poison dans l’oreille à précipiter la mort de son fils lépreux, héritier indirect de Baudoin. Femme puissante, elle sait aussi renoncer à son pouvoir et à ses biens, ce que l’on voit lors du siège de Jérusalem quand elle se coupe les cheveux et prend l’habit d’une simple religieuse pour panser les plaies des blessés. Sibylle n’est pas un personnage secondaire : elle est non seulement celle par lequel Balian reprend goût à la vie, mais de par sa position d’épouse de Guy de Lusignan, elle complexifie assez joliment les relations entre le héros et son vil adversaire. Sibylle a surtout une place clef à la tête du pouvoir de ces États latins d’Orient, elle se fait couronner reine et contrainte dans le film fait couronner Guy de Lusignan roi de Jérusalem (elle ne finit toutefois pas aux côtés de Balian comme le veut ici William Monahan, mais demeure avec son roi, avant de mourir avec ses quatre filles durant le siège de Saint-Jean-d’Acre en 1190).

Ce qui m’avait échappé, et pour revenir sur l’importance à accorder au titre du film, François de la Bretèque remarque aussi la métaphore des États-Unis que représente le « royaume des Cieux » : « une terre où chacun repart à zéro sur un pied d’égalité […] On y vit dans l’utopie d’une société démocratique où chacun peut devenir chevalier […] Toutes les religions ont droit de cité sur la terre promise, laquelle se trouve au-delà de la mer ». Là encore, vingt ans après, si tant est qu’elle l’est jamais été, la terre de tolérance sous la nouvelle présidence D. Trump n’en est ouvertement plus une.

* Le siège de Jérusalem arrive après celui du Gouffre de Helm, de Minas Tirith (Le seigneur des anneaux, Peter Jackson, 2001-2003) et après la prise de Babylone (Alexandre d’Oliver Stone, 2005)… De façon générale, les scènes de batailles produites en grande partie en CGI sont typiques de la façon de faire en ce premier quart de XXIe siècle (plans larges, foules de soldats, mouvements de caméra en vue aérienne…).

4 commentaires à propos de “Kingdom of Heaven”

  1. Quelle claque j’avais pris au cinéma lors de sa sortie ! Je l’ai depuis revu de nombreuses fois, notamment dans sa version director’s cut, bien plus longue et intéressante que la version initiale (45 minutes en plus, ce n’est pas rien !, qui comportent, selon moi, des scènes essentielles). En effet, tout le début est changé, avec un ordre des scènes différent et beaucoup de rajouts, ce qui au final facilite la compréhension du récit. Et dans ce format dvd exceptionnel (l’objet en lui-même, composé de 4 dvd, est magnifique) on retrouve pas moins de sept heures (!!!) de bonus : documentaires, développement du film, tournage, interviews…

    A l’origine, Ridley Scott planchait sur Tripoli, dont la construction même d’un décor pharaonique avait commencée… Mais le projet est finalement tombé à l’eau, les producteurs ayant pris peur de l’énorme budget qu’il aurait fallu (heureusement Tripoli sera finalement tourné, avec Keanu Reeves dans le rôle principal). Alors Ridley Scott s’est rabattu sur Kingdom of Heaven et le résultat est tout simplement époustouflant. L’ambiance moyenâgeuse du début du film, en France, est parfaitement restitué. L’image, aux tons bleutés est magnifique, la musique superbe et le récit passionnant. Même Orlando Bloom est excellent. Quant aux scènes de batailles épiques (la plupart ont été tournées grandeur nature, notamment la reproduction de la bataille de Jérusalem !), elles sont d’une force et d’une puissance inégalée. Comme le dit Ridley Scott dans un des bonus du dvd : « je fais des films, pas des documentaires ». Ainsi, il a pris pas mal de libertés avec la vérité historique, mais personnellement ça ne me dérange absolument pas. De toutes façons, je ne suis pas assez calé et érudit en histoire pour me permettre de dire « ah oui mais ça c’est pas possible car c’est pas à la bonne époque »: non, j’ai apprécié ce film avec mes yeux de spectateur qui raffole d’épopées chevaleresques, de grands récits tel que celui-ci.

    C’est simple : avec Gladiator, dans le genre, c’est sûrement mon film préféré ! Je l’aime autant que le chef-d’œuvre Gladiator, dont on retrouve la patte du maître dans sa façon de filmer mais aussi dans la musique et l’ambiance générale. Même le héros qui perd son épouse et ira défier les plus grands montre n’est pas sans rappeller le héros gladiateur.

    Enfin, le message final sur l’absurdité de la guerre est une critique très claire sur la guerre en Irak : un message qui passe parfaitement après le visionnage de ce film exemplaire. Epoustouflant.

  2. A ceux qui voudraient en savoir plus sur la figure héroïque de Baudouin IV le Lépreux, on ne peut que recommander la lecture du très bel ouvrage que lui avait consacré Pierre Aubé dans les années 1980.

    Ce film rend hommage à la personne de ce roi mais pas comme il faudrait. Il faut se souvenir que, contre toute attente, il a su remporter sur Saladin la victoire inattendue de Montgisard (Tell el-Gezher), ce qui a retardé quelque peu l’entreprise de reconquête de la Palestine par le sultan qui, réussissant à unifier les forces égyptiennes et syriennes assez souvent divisées dans le passé (voir les querelles entre les cités d’Alep, Mossoul, Damas et Le Caire), put remporter sur les Francs, face au successeur de Baudouin, le lamentable Guy de Lusignan, et au très redoutable Renaud de Châtillon, iconoclaste agresseur des pèlerins musulmans en route vers La Mecque, la bataille de Hattin en 1187, ce qui lui ouvrit les portes de Jérusalem.

    Les événements sont rendus de manière spectaculaire dans le film au détriment de la réalité historique, et les faits s’ils sont relatés assez correctement sur le plan formel ne sont pas correctement étudiés en profondeur et dans le détail.

    La vraie Croix promenée, c’est connu, par les « Poulains » et les Croisés sur les champs de bataille, est magnifique dans son habillage dorée et les tenues militaires presque trop belles (notamment, l’ « uniforme » des chevaliers de l’Ordre du Saint-Sépulcre, bleu à croix blanches) pour nous paraître vraies. Il y a beaucoup à dire aussi sur le matériel et les techniques de siège et aussi sur le nombre des combattants souvent exagéré. C’est de spectacle hollywoodien qu’il s’agit et non d’Histoire au sens propre du terme, même si l’effort est louable qui va dans le sens de l’authenticité.

  3. Votre culture est très utile sur ce blog pour mieux comprendre le fait historique dont Scott s’inspire.

    Cependant, certains reproches d’érudits me semblent parfois déplacés. Reprocher à un pilier de la machine à rêve qu’est Hollywood de faire du spectacle n’est-il pas aussi absurde que de critiquer Pierre Aubé (que je ne connais pas !) parce qu’il n’a pas recouru aux images 3D ? Chacun son métier !

  4. Le film met en avant les personnalités de deux « grands méchants » – manichéisme commode au cinéma – : Guy de Lusignan, roi qui conduisit l’armée franque au désastre aux Cornes de Hattin en 1187, en plein désert, à l’écart du lac de Tibériade, sans approvisionnement en eau, et ce malgré les conseils de prudence de plusieurs grands seigneurs ; Renaud de Châtillon qui possédait Kérak, dans l’actuelle Jordanie, et qui se comportait effectivement comme un bandit, non seulement en attaquant des caravanes, comme il est montré dans le film, mais aussi écumant la mer Rouge, à partir d’Akaba et de l’Ile de Graye, jusqu’à vouloir menacer, dans une entreprise téméraire, les lieux saints de l’islam, La Mecque et Médine, en inquiétant les pèlerins en route vers ces deux cités ; il ne manquait que de nommer dans le film le Grand-Maître de l’Ordre du Temple à l’époque, on le voit mais on ne décline pas son identité, il s’appelait Gérard de Ridefort, il était lui aussi l’homme qu’il ne fallait pas à la place qu’il occupait ; la triade fit perdre Jérusalem aux Francs, et ce fut la conséquence logique et incontournable de la défaite de Hattin. La librairie orientaliste Paul Geuthner publia, il y a des années, la très belle chronique arabe d’un proche de Saladin, Imad al-Dihn al-Isfahani, et l’on y trouve la version des événements du côté des Arabes, c’est fort intéressant, et l’on peut y lire en creux l’absence de sagesse des trois hommes qui portèrent sur leurs épaules les destinées du Royaume de Jérusalem, pour le plus grand malheur de celui-ci.

    Il faudra la patience, la ruse, l’art diplomatique et les amitiés arabes de l’empereur Frédéric II de Hohenstaufen pour récupérer plus tard, sans ferrailler, la ville de Jérusalem, pour quelques décennies seulement, il est vrai.

    Les armes avaient parlé en 1187, et la Chrétienté avait perdu, une fois pour toutes la Ville Sainte, pour la conquête de laquelle elle avait répandu bien du sang. Richard Cœur de Lion et Philippe Auguste sauvèrent Saint-Jean d’Acre, mais ils se divisèrent et, laissé seul, le premier ne put récupérer les Lieux Saints, malgré la victoire remportée sur Saladin à Arsuf. Acre restera avec quelques points sur la côte et quelques grands châteaux, dont le Crac des Chevaliers – Kalaat el-Hosn – et le Margat dans la mouvance des Francs mais cette ville portuaire d’Acre tombera finalement en 1291. Les Francs se replieront alors sur Chypre, Rhodes puis Malte, d’où la transformation de l’Ordre des Hospitaliers en Ordre de Malte.

    Les dernières grandes figures des Croisades sont donc bien Richard Cœur de Lion, Jean de Brienne, Frédéric II de Hohenstaufen et Louis IX (canonisé par la Papauté captive plus ou moins du petit-fils de ce dernier, Philippe le Bel).

    Le film s’achève d’ailleurs sur le départ de Richard pour la Croisade. Un clin d’œil au cinéma américain d’avant et d’après-guerre (La Seconde), qui a beaucoup exploité les figures de ce roi d’Angleterre et du très mythique Robin des Bois.

    François Sarindar

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