Todd Phillips, 2024 (États-Unis)
ALL THAT JAZZ ?
Dans Joker (2019), Todd Phillips faisait le portrait d’une victime qui participait à la décadence du système, qui en était la turgescence purulente, le symptôme remarquable. Arthur Fleck vivait un chaos intérieur au sein d’une ville basculant elle-même dans le chaos. Dans Joker : Folie à deux, on oublie le monde extérieur et les injustices sociales. Philipps nous enferme dans l’asile d’Arkham et dans la tête de Fleck. On oublie également le brouillard politique qui émanait de Joker et l’on ne retient plus que le versant psychologique du film. Folie à deux développe néanmoins ce qui n’était qu’une esquisse formelle dans le premier volet, la comédie musicale. Je m’y raccroche par conséquent pour chercher à l’apprécier.
En fait, on se rend vite compte que plusieurs des références sur lesquelles s’appuient Phillips ici sont les mêmes que dans Joker : un pseudo Tex Avery pour introduire l’histoire qui paraît bien long pour ce qu’il a à rappeler (la séquence animée est signée Sylvain Chomet), encore Les Temps modernes de Chaplin (1936), Slap That Bass chanté par Nick Cave extrait du superbe Shall We Dance pour amorcer le spectacle (L’Entreprenant Monsieur Petrov, 1937)… Il y a d’autres morceaux fredonnés seul ou à deux qui se rapportent davantage aux années 1950 et 1960, par exemple un titre emprunté à Sinatra, When You’re Smiling… La plus signifiante des références à mes yeux et sur laquelle le réalisateur insiste est le Tous en scène de Vincente Minnelli (The Band Wagon, 1953). Cette fois l’idée est plus neuve si on compare les deux films. Dans Folie à deux, la projection de cinéma à laquelle on assiste ne se déroule plus dans une salle de prestige avec toute le gratin de Gotham City (Les Temps modernes à l’affiche), mais dans l’asile psychiatrique à destination des patients (Tous en scène). On voit donc un extrait de la chanson That’s Entertainment, qui dit en substance que tout fait spectacle. Le long procès et la fin pathétique d’Arthur Fleck incarné par Joaquin Phoenix sera celui que Todd Phillips entend nous offrir.
Durant tout le film, je me rattache donc au show, dès le gardien de l’asile psychiatrique amateur de chant (Brendan Gleeson dont le personnage sans surprise est aussi désaxé que les détenus qu’il surveille). De même, les absences d’Arthur au monde assurent aussi très bien le show : ainsi, telle scène bien réelle se poursuit jusque dans l’imaginaire musical du personnage. Et Lady Gaga en Harley Quinn complète parfaitement cet aspect-là du spectacle. Toutefois, si celle-ci a un charisme qui ne pâlit pas à côté de son partenaire, son personnage agit cependant de manière curieuse. Elle est l’amoureuse, la manipulatrice, celle qui va ranimer la folie du Joker, mais les intentions de ce valet comique aux multiples facettes peinent à être tout à fait saisissables ; ou du moins, on comprend bien qu’elle ne vit que pour le spectacle, mais sa réaction de rejet à l’égard d’Arthur paraît soudaine et peu fondée.
Todd Philipps fait le choix de Fleck au lieu du Joker, ce qui dans ce monde sans super-héros n’est pas dépourvu de logique. Mais Harley Quinn ne pouvait être que déçue. En outre, la comédie musicale n’a jamais été totale : on chante mais on ne danse pas, si ce n’est un pas esquissé, un corps tournant sur lui-même par fantaisie ou cet autre qui s’affaisse tordu par les coups de couteau reçus (ce qui n’est pas forcément un regret ; La La Land de Damien Chazelle, 2017, qui avait su en quelque sorte ranimer la folie du genre, ne proposait pas vraiment non plus un spectacle dansé). La comédie musicale n’est pas non plus heureuse, contrairement à toutes celles qui sont citées (les couleurs qui parviennent à s’imposer sont celles de quatre parapluies -le lien avec Jacques Demy est fortuit- et des costumes du duo vedette). En raison de sa noirceur et de son cynisme, on pourrait éventuellement rapprocher Folie à deux du film de Bob Fosse, Que le spectacle commence (1979), plutôt que tout ce qu’a fait Astaire, l’artiste complet que le réalisateur s’attache à vouloir invoquer.
Todd Philipps faisant le choix de Fleck et non du Joker, la comédie musicale ne pouvait être complètement aboutie. Et de là, ce qui sied aussi bien à Joker qu’à Harley Quinn, puisque le premier disparaît et que la seconde manque de consistance dès lors qu’elle n’est plus sur la scène, on pourrait tirer le rideau de cette petite chronique en rappelant que chanter c’est bien, mais qu’exister c’est mieux.
Plutôt d’accord avec cette critique, j’ai surtout trouvé l’ensemble très mou et incohérent, et l’interprétation des acteurs assez poussive. Phoenix en Joker passait très bien dans le premier, mais il est ici très en retrait, avec parfois un sursaut de folie mais qui semble forcé.
Par contre, j’ai vu La La Land il y a peu de temps et je ne saisis pas ta remarque : La La Land ne propose pas de spectacle dansé ? On a pourtant la séquence d’intro en plan-séquence, puis Somewhere in the crowd qui est entièrement dansé, ou encore la scène de l’affiche sous le ciel violet et la scène au planétarium, et j’en oublie pas mal (la scène en whip-pan dans le jazz club).
Merci pour ces précisions, j’ai sûrement oublié certaines scènes de La La Land. Toutefois à côté de n’importe quel film avec Kelly ou Astaire, La La Land déçoit forcément sur les numéros dansés (avec ses stars, du moins, c’est vrai). Il y a des danseurs autour, mais Emma Stone et Ryan Gosling, eux ne font pas de leur danse un spectacle, sinon justement pour « commenter » leur médiocrité dans le domaine (ce qui est assez bien vu de la part de Damien Chazelle). C’est sur ce point que je comparais Joker à La La Land. Pour prendre un exemple plus récent où la danse est réellement « performative », citons West Side Story de Spielberg.