François Ozon, 2013 (France)
Jeune et jolie laisse planer un mystère. Cependant le mystère a été suffisamment dit par tous dès qu’il s’agissait de présenter le film pour qu’il n’y ait a priori plus à y réfléchir : une fille de 17 ans se prostitue et il n’y a aucune raison à cela. Sauf peut-être le soin que prend Ozon à vouloir à chaque film déranger le spectateur. Dès la première scène, on est mal à l’aise : ce n’est pas tant cette position de voyeur dans laquelle il nous place qui nous dérange, la fille aux seins nues scrutée aux jumelles, mais le rapport qu’il établit ensuite avec le petit frère puisque c’est lui qui tient les jumelles. Ozon ne veut pas faire un sujet de société, il l’a dit, donc pas d’explication, il entraîne juste le spectateur dans les couloirs à moquettes des hôtels jusqu’à une chambre propre et prête à l’emploi, le fait déambuler dans un parking la nuit pour le serrer ensuite sur les fauteuils en cuir d’une berline ou le laisse con comme ces parents qui ne comprennent pas ce qui arrive à leur gamine. Ozon évite par conséquent soigneusement de se faire récupérer et reste maître de son histoire.
Belle de jour (1967) est en référence mais la part de rêve et de fantasme qu’il y a dans le film de Buñuel est ici proscrite (excepté peut-être dans la dernière scène étonnante et absurde avec Charlotte Rampling). Jeune et jolie se frotte au contraire à la réalité et confronte la prostituée d’Henri IV (le lycée) aux cadres auxquels en définitive elle n’échappe pas : l’école (la récitation sans conviction d’On n’est pas sérieux, quand on a dix-sept ans et l’analyse saisie sur le vif), les parents (Géraldine Pailhas et Frédéric Pierrot tous deux très bons), les flics, le psy. Au-delà, le film refuse même tout amour à Isabelle (Marine Vacth que l’on découvre jouant avec toute l’effronterie nécessaire) : pas d’amour de vacances (dans une première séquence façon Pauline à la plage, 1982), un amour maternel érodé et celui transformé du beau père (la scène de drague sur le canapé), au mieux l’amour d’un client qui lui claquera dessus (ou dessous) en plein coït.
Malgré tout, la froideur, l’inconfort, les espaces feutrés et les lumières artificielles, on croit aussi deviner une pointe d’humour. Ozon n’a-t-il pas en effet un sourire en coin lorsqu’il place par exemple cet insert de film pornographique : le gros plan d’un visage simulant le plaisir, une image avec laquelle il crée une distance par le grain de l’écran d’ordinateur qu’il filme, par le son mis en réverbération, mais aussi par la situation puisque le frère vient de taquiner la grande sœur à ce sujet ? De quoi nous troubler davantage et définitivement ne plus savoir où nous placer avec ce film.
On sourit aussi quand le client d’Isabelle, un vieux et un habitué, meurt dans le feu de l’action.
Très beau film qui casse les attentes et les bien-pensants (elle se prostitue par choix !), Marina Vacth est sublime et Ozon la filme avec délicatesse (au contraire d’un Kechiche avec son Adèle)… 3/4
Certes un film dérangeant et âpre, mais qui nous laisse avec multiples questions. François Ozon nous livre une histoire assez cruelle, mais sans apporter de réponses sur le phénomène de la prostitution adolescente, ni de sens singulier sur ce qui arrive particulièrement à cette jeune fille fort bien interprétée par M. Vatch. Nous ne pouvons déchiffrer les raisons profondes, ni même objectives, qui pourraient expliquer pourquoi elle décide de se prostituer (pas de traumatismes infantiles, une famille unie malgré sa recomposition, des parents ouverts avec lesquels elle peut dialoguer, des amies, des amoureux, pas de problèmes financiers). Il y a comme un tragique vide de sens dans cette appréhension très particulière de sa rencontre avec la sexualité. Elle vient faire basculer l’ordre familial, ses normes et ses repères. Alors que vient-elle interroger à travers ce comportement, cette forme de transgression d’un tabou ? C’est comme si , face aux tourments intimes de l’adolescence et de ses changements imposés, elle reprenait la main, dans une sorte de prise de pouvoir notamment sur les hommes plus âgés qu’elle fascine, tout en les renvoyant à leurs propres désirs cachés. D’un point de vue plus « sociologique » , elle me fait penser à cette problématique contemporaine qui révèle en fait toutes les lignes de fracture et de tension d’un rapport au monde qui se caractériserait par une porosité voire même parfois une inexistence des limites dans la valorisation des objets de consommation immédiate et le leurre de la pleine satisfaction, où le corps est comme désincarné, ou absent, ou encore comme objet de rapport marchand ultime, se faisant objet de jouissance .
Tu répètes par ton propre questionnement toute cette hésitation, ou indécision (plutôt qu’un malaise en fait), dans lequel ce film me laissait. Et je me permets de souligner ce « tragique vide de sens » que tu évoques très justement (on est bien loin des explications données dans L’amant double vue cette année).