Jeanne

Bruno Dumont, 2019 (France)

« CE QU’IL FAUT QUE NOUS SOYONS »

Reprise du mythe, du texte de Péguy et retour sur la côte d’Opale bannière au poing. Au milieu des dunes où tous se rendent et se meuvent avec pénibilité, ils grimpent et descendent, butent dans le sable et tombent même, les soldats et les clercs, les chefs de guerre et les prélats dessinent une folie d’ensemble face à laquelle seul le hiératisme roman de Jeanne devient gage de stabilité.

C’est Lise Leplat Prudhomme qui revêt l’armure, plutôt que Jeanne Voisin, la jeune fille qui jouait la pucelle dans la seconde partie de Jeannette en 2017. L’actrice n’a pas les 19 ans requis, mais une dizaine d’années seulement, soit à peu près autant que Chann Aglat qui s’amusait avec le personnage de Jeanne dans Les filles du Moyen Âge (Hubert Viel, 2016). Mais la petite Jeanne chez Dumont n’est plus tout à fait une enfant. Elle est droite et forte, les prunelles noires de ses yeux fixes. La petite est grande en vérité, contenue toute entière sous les hauteurs de la cathédrale d’Amiens pour le procès. Les longs plans du réalisateur qui la figent dans des postures de soldate, comme s’il s’agissait de poses prises devant l’artiste, et les chants fragiles et irréels de Christophe provoquent un contraste fort et poignant.

Deux plans de la solidité physique de Jeanne renvoient d’ailleurs à la manière de Robert Bresson, peut-être d’ailleurs moins au Procès de Jeanne d’Arc (1962), moderne et historique, qu’à Lancelot du Lac (1974), naturaliste et fragmenté : deux gros plans, d’abord une main appuyée sur le ceinturon, puis le bois de la lance fermement tenue sur laquelle flotte son enseigne. Ces deux éléments, plutôt isolés dans la mise en scène, rendent compte de la composition comme tout le reste, décor, jeu, texte et musique. Si l’on pense aux décors par exemple, tout résiste au Moyen Âge dans ces paysages inconciliables : blockhaus des années 1940, retable XVIIe avec dorures baroques, openfields en arrière plan, exploitations trop vastes pour la période invoquée. Bruno Dumont arrange ses anachronismes et dans tout ce bazar ornemental, dont le véritable enjeu est l’achronie, le personnage de Jeanne demeure, réelle et forte, jamais perdue, toujours centrale.

Jeanne s’affiche fière et intègre au milieu d’un carnaval de seconds rôles. Il y a bien sûr Fabrice Luchini qui fait une courte apparition en Charles VII, personnage absent, comme il se doit, de la fin de vie de Jeanne. En un échange, quelques répliques, le roi, sous les yeux de la soldate de Dieu, ressemble à un ogre. Il lui pose tendrement la main sur son épaule mais le sourire de l’acteur est terrifiant. De même, l’inquisiteur Nicolas l’Oiseleur, à qui Fabien Fenet prête son corps (le curé de Ma loute, 2016), montre une éloquence que ses mouvements saccadés et ses gestes désassemblés contredisent et démontent. Et il en est de même pour les autres universitaires et les religieux présents au procès, tous « vénérables et scientifiques personnes ». Quoique moins grimaçants, ils sont des marionnettes désarticulées à la manière des inspecteurs de P’tit Quinquin (2014) et des Z’inhumains (2018). On pense aussi au bourreau, à son apprenti et à leurs questionnements pratiques, ainsi qu’aux soldats anglais devant les geôles qui s’interrogent sur la singularité de leur détenue. Une autre figure se démarque, même si là encore, elle est peu présente, c’est Gilles de Rais. Bruno Dumont engage Julien Manier, « un jeune gars de Saint Omer, gothique […] fragile, avec une voix fluette et en même temps un visage très fort, très dur et très impressionnant. Et cette contradiction me plaît » (« Attendre que Jeanne d’Arc émerge » entretien accordé à L’histoire, septembre 2019). L’acteur a une vingtaine d’années et cette fois cela correspond assez bien avec le personnage. Il n’a que cinq ou six ans de plus qu’elle, quand Gilles se bat aux côtés de la pucelle contre les Anglais. Dans les dunes, l’échange entre Gilles et Jeanne, très beau dans la langue fin XIXe de Péguy, met en évidence de manière vraisemblable la monstruosité en devenir du baron. Il y est question de l’horreur de la guerre, des pillages et des viols, et ces mots touchent forcément l’enfant, Jeannette dont Jeanne conserve une part. Dans les batailles, Gilles de Rais se serait enivré de l’odeur du sang et Jeanne lui réplique et répète qu’il est le dernier des hommes. Sans le sauver, la parole le fait disparaître.

Bruno Dumont touche au symbole et tout en s’éloignant des représentations habituelles du mythe participe à son universalité. Jeanne n’est plus aussi fou que Jeannette. L’héroïne toujours aussi déterminée a été obligée de se fixer pour affronter les ennemis qui se sont soudain levés dans ses rangs. Tous les textes ne sont plus chantés. Les échanges sont des disputes intellectuelles où jamais un argument n’est négligé. Le ton y est plus grave. En outre, hors mis un ballet équestre, les chorégraphies ont disparu. Dumont a également cédé un peu de place au chanteur Christophe et le film se teinte de l’identité de ce dernier. La musique à l’opposé du premier film n’est plus lourde (le métal d’Igorrr) mais absolument aérienne, comme si elle précédait l’élévation de Jeanne au ciel. Ou plutôt comme si elle n’en était que la seule évocation car le dernier plan sur le bûcher, vu d’assez loin, est un plan fixe qui ne laisse rien voir de l’âme sauvée ou non de la soldate de Dieu. Jeanne n’est même pas encore sainte quand Charles Péguy écrit ses textes (en 1897 et 1910) et Bruno Dumont n’en fait pas non plus une icône chrétienne. Il métamorphose Jeanne, l’hérétique et la condamnée à mort, et fait de la femme-fillette une figure moderne, splendide, aux idées inébranlables.

3 commentaires à propos de “Jeanne”

  1. Une Jeanne XIXème, les pieds sur terre et l’épée dressée vers le ciel, des bunkers, des Paradis Perdus pour toute musique, c’est quoi ce bordel Gilles de Rais ?
    A la lecture de cette lumineuse analyse, je brûle de la rencontrer.

    • Excellent texte qui résume bien la singularité, la modernité et, surtout, la beauté du film. Dumont a repris et affiné le travail amorcé dans Jeannette, se délestant de tout ce qui n’y fonctionnait pas, ou qui pouvait passer pour de la maladresse. Nulle maladresse ici, mais, comme tu l’écris, une droiture absolue, notamment du regard, qui touche au coeur. Probablement ce que j’ai vu de mieux au cinéma cette année.

  2. Je trouve que les textes de Péguy convenaient bien aux chants du premier épisode. Ici ces mots sont toujours mis en valeur par le réalisateur mais c’est différent. C’est vrai qu’il y a moins de monologues et que la dispute judiciaire imposait peut-être une autre manière. Et, même si ça tenait à peu, cette façon de livrer les textes et le travail ainsi que l’aura de Christophe m’ont fait d’abord préférer Jeannette. Pourtant à la réflexion, Jeannette et Jeanne forment un diptyque très cohérent. Le parcours de la bergère à la soldate et l’évolution de la mise en scène tout au long de ce parcours se tiennent totalement. Et les chants de Christophe deviennent entêtants.

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