Indiscrétions (The Philadelphia Story)

George Cukor, 1940 (États-Unis)

LA FILLE QU’ON NE VOYAIT PAS

Indiscrétions doit beaucoup à Katharine Hepburn. C’est pour elle et encouragé par elle que Philip Barry écrit la pièce dont le film est tiré (The Philadelphia Story, montée et jouée plus de quatre cents fois entre 1939 et 19401). C’est aussi elle qui fait appel à Cukor pour l’adapter au cinéma. L’actrice s’entendait particulièrement bien avec le metteur en scène et tous deux avaient déjà tourné quatre films ensemble (Héritage le premier film de l’actrice en 1932, Les Quatre filles du docteur March l’année suivante, le superbe et méconnue Sylvia Scarlett en 1935 et Vacances en 1938…). Autour de Katharine Hepburn, les premiers sollicités pour les principaux rôles masculins étaient Clark Gable et Spencer Tracy, mais le premier, qui avait travaillé avec Cukor sur Autant en emporte le vent (1939), était gêné par l’homosexualité du réalisateur, tandis que l’autre devra attendre La femme de l’année de George Stevens en 1942 pour rencontrer Hepburn et se lier à elle le restant de sa vie. Ce sont Cary Grant et James Stewart qui sont finalement engagés et complètent ce qu’on peut en effet considérer comme « le plus grand casting du monde »2.

Les dialogues sont fins et l’humour ravageur. Les acteurs ont une élégance et un charme fous. Bien sûr, Katharine Hepburn (Tracy Lord), bonnet de bain ou pas, robe à falbalas ou pas, au clair de lune et sous n’importe quelle lumière, est merveilleuse en aristocrate déboussolée. Mais Ruth Hussey qui vient compléter le casting, et qui n’est pas aussi souvent remarquée, me touche davantage. Elle interprète le rôle de Liz Imbrie et fait la paire avec James Stewart (Macaulay Connor). Tous deux sont missionnés par le magazine Spy pour s’introduire chez ces nantis de Philadelphie et en tirer anecdotes et photos relatives au second mariage de Miss Lord. C’est l’ex mari interprété par Cary Grant (C. K. Dexter Haven) qui s’est invité à la fête et leur a trouvé un prétexte pour s’y faire accepter.

Discrète et désabusée, Liz Imbrie attend patiemment que Connor la remarque et lui prête vraiment attention (elle aurait pu être un modèle évident pour Fiona dans Quatre mariage et un enterrement, Newell, 1994). Liz et Connor sont tous deux artistes, lui écrivain et poète, elle peintre, mais ils sont encore loin de vivre de leurs productions. Liz veille sur Connor puisque c’est à elle qu’ils doivent ce boulot alimentaire pour Spy. Elle est également la première à signaler qu’il ne faut pas se fier aux apparences (et certainement pas à celles qui se rapportent à l’appartenance de classes), ce sur quoi le récit se base. D’autant que tous, Tracy et Connor surtout, restent longtemps figés sur leurs premières impressions. De toute manière, Liz est la photographe. Elle a l’œil et voit depuis en bas (la classe populaire) les travers et les sentiments de tous et de chacun.

Sur les apparences trompeuses, Connor et elle ont cet échange :
« C. K. Dexter Haven, comme nom de snob, on ne fait pas mieux.
– Macaulay Connor n’est pas vraiment un nom de terroir, lui rétorque-t-elle.
– Essaie un peu de m’appeler Macaulay.
– Tu sais, j’ai connu un simple Joe Smith et quel voyou ! ».

Plus tard, questionnés par Tracy qui se donne de grands airs pour les tromper (Hepburn excelle dans ce registre tout en sur-jeu), Connor découvre, bien qu’ils se connaissent a priori depuis longtemps, que Liz a été mariée et qu’elle a divorcé. Et quand il veut savoir à qui, elle répond sans ambages mais en baissant les yeux « Joe Smith, quincaillier ». Le ton outré de Stewart et ses exclamations sont savoureuses. La caméra de Cukor s’est un instant approchée du couple. Tracy n’hésite pas à enchaîner et à leur demander s’ils sont ensemble. Connor, qui reçoit là coup sur coup, bafouille tandis que Liz sourire en coin réplique que la question est inattendue.

Il y a plusieurs scènes irrésistibles. Quand Liz est draguée par l’oncle Willie (Roland Young), plus vieux qu’elle et assez coquin, les échanges (dialogués ou non) sont aussi particulièrement exquis. Relevons une autre belle scène, lorsque Tracy perce Connor et qu’elle a entre ses mains son livre, celui qu’il a publié et qu’elle est venue chercher à la bibliothèque. Stewart joue les désarmés et devient touchant à son tour. Ils sortent du bâtiment ensemble tout en prolongeant la discussion et passent devant le salon de beauté où se trouve Liz qui justement les aperçoit. La manucure s’inquiète de savoir si elle a eu mal. Ce à quoi Liz le regard toujours sur la rue répond : « Un peu… mais j’ai l’habitude ». À la fin, quand le journaliste écrivain se rend bien compte que son idylle n’a fait que profiter d’un moment d’absence et d’une nuit d’ivresse (décidément, pas de mélange des classes), Connor peut enfin voir Liz. En dehors de la passion, Philip Barry et Cukor concèdent au couple issu du milieu populaire une histoire amoureuse plus simple mais peut-être plus sincère et solide.

Dans Indiscrétions, l’étude de mœurs traite de la lutte des classes tout autant que de la désillusion amoureuse3. Les flirts, les quiproquos, les traits d’esprits (auxquels participent la petite sœur Dinah – Virginia Weidler – et la mère Mary Nash) achèvent de faire de cette comédie du remariage un modèle du genre. Indiscrétions est sophistiqué et vif (entendre les quatre vérités décochées çà et là ; Tracy les recevra de tous les hommes qui l’entourent). Il est surtout un film indispensable.

1 Sur la pièce et les relations entre Hepburn et Barry, Donald R. Anderson, The Plays of Philip Barry from Paris Bound to The Philadelphia Story, Southern Illinois University Press, 2010, chap. « The Hepburn factor ».
2 Shangols, article du 24 juin 2006.
3 Lire l’article d’Eugenio Renzi qui redonne son contexte au film (réalisé avant que Cukor ne participe aux productions patriotiques) et où je trouve l’allusion à l’homophobie de Gable. E. Renzi, « Apparente apparence », dans les Cahiers du Cinéma, n°615, sept. 2006. Je signale encore un texte de Strum, « Transformations », qui s’appuie notamment sur Stanley Cavell. Il relève un paradoxe du film : Tracy est au centre de toutes les attentions et subit pourtant l’intrigue, Dexter s’avérant le grand manipulateur de l’histoire. Cocasse quand on sait que c’est l’actrice qui a poussé un homme, son ami Barry, à l’écriture de la pièce. Article paru sur Newstrum en mai 2020.

3 commentaires à propos de “Indiscrétions (The Philadelphia Story)”

  1. Un bijou de prestations et de dialogues ! N’oublions pas toutefois, le côté « technique » avec les décors de l’immense Cedric Gibbons ainsi que la photographie de Joseph Ruttenberg (dont peu de gens parlent…)
    De Plus, un film produit parJoseph L. Mankiewicz ne pouvait être qu’une réussite 😉

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