Ernst Lubitsch, 1938 (États-Unis)
Satisfait ou intrigué par un panneau à l’entrée du grand magasin « Spoken english, American understood », le financier milliardaire Mr. Brandon décide de franchir la porte et d’y faire ses emplettes. Les vendeurs se montrent pénibles comme il faut. Le client arrête son choix sur un haut de pyjama et refuse d’acheter le pantalon qui lui est assorti, ce qui ne s’est jamais vu sur la « French riviera » ! Devant cette « demande révolutionnaire », toute la hiérarchie du magasin est dérangée jusqu’au lit du grand directeur, qui lui… dormait sans pantalon ! La charmante et très badine Nicole de Loiselle ne tarde pas à entrer en scène, issue d’une famille d’aristocrates ruinés, elle lui tape dans l’œil et achète le bas du pyjama. Rien que la première séquence est d’anthologie ! Les échanges sont fins et les allusions au contexte politique mordantes : « Vendre un pyjama sans pantalon créerait un précédent peut-être désastreux, l’Europe souffre déjà bien assez ». La suite est tout aussi cadencée et jubilatoire.
Michael Brandon (Gary Cooper que Lubitsch avait déjà dirigé dans Sérénade à trois en 1933 et l’année d’avant dans Si j’avais un million) veut épouser Nicole (Claudette Colbert, la Cléopâtre de DeMille en 1934). L’idylle paraît bien s’engager, pourtant une maladresse au cours d’une conversation et Michael apprend à Nicole qu’il a déjà été marié, d’abord à Marjorie, puis à Linda, puis Elsie… Sept femmes au total qui ouvrent un gouffre entre ce Barbe-Bleue moderne et l’objet de son nouveau caprice. Le mariage a lieu malgré tout mais scellé par un contrat garantissant une coquette somme à la future divorcée qui, en conséquence, comprend vite qu’il n’est pas dans son intérêt de se plier aux envies de son riche mari. Qu’il la force (la lecture de La mégère apprivoisée de Shakespeare lui donne l’idée de la fesser), tente de la charmer ou de la saouler, il n’arrive pas à la soumettre. Ainsi, contrairement à Soupçons (Hitchcock, 1941) et Hantise (Cukor, 1944), la femme n’est pas la victime du couple et, bien au contraire, c’est elle qui en profite pour flouer son époux. Avec Michael, Nicole parvient à ce dont Lina rêvait avec Johnnie (Joan Fontaine et Cary Grant), éduquer son mari et lui apprendre la docilité conjugale (« – Pourquoi la femme met-elle la camisole à un homme ? – Parce qu’elle l’aime ! »). A la fin, Nicole a l’argent mais veut l’homme également. Etant cette fois-ci « libre, indépendante et riche », elle lui propose (le force) de l’épouser à nouveau ! Le mariage serait alors possible à condition que la femme et l’homme soient à égalité ; cette même égalité des sexes qu’un vendeur du grand magasin de Nice utilisait comme argument de vente au début de l’histoire devant Mr. Brandon désintéressé (« Monsieur veut-il un parfum pour homme ? Avec l’égalité des sexes, le parfum n’est plus le privilège des dames. L’avenir est aux hommes qui sentent bon. – Vous irez loin », répliquait le milliardaire).
Comme dans Jeux dangereux (1942), les dialogues et les situations sont drôles (la baignoire Louis XIV, le Docteur Urganzeff et ses étonnantes méthodes comme l’épellation de « Czechoslovakia » à l’envers permettant soi-disant de trouver le sommeil et qui inspire la cocasse destination du voyage de noces…). Les acteurs sont vraiment plaisants (outre les pitreries irrésistibles des deux acteurs principaux, il faut citer David Niven, dont les penchants amoureux paraissent incertains, et Edward Everett Horton dans le rôle du vieux marquis et père de Nicole). En plus, Charles Brackett et Billy Wilder signent le scénario (ils collaborent à plusieurs reprises et pour d’autres chefs-d’œuvre : Ninotchka de Lubitsch, 1939, Boulevard du crépuscule de Wilder, 1946…). Échapper à la Huitième femme de Barbe-Bleue ? Ce serait une gageure que de se priver d’un tel plaisir !