Jean Renoir, 1937 (France)
La Grande Guerre est invoquée en plein troubles européens (lois de Nuremberg, guerre d’Espagne, rapprochement Hitler-Mussolini…). Le métrage du sympathisant communiste Renoir [1] est d’abord reçu comme un film humaniste et pacifiste (la presse de gauche en 1937 [2]) ; toutefois d’un pacifisme bien différent, en raison du contexte, de celui de J’accuse de Gance (sorti en 1919). Marc Ferro l’a écrit, à sa ressortie en 1946, l’accueil n’est plus le même et l’œuvre de Renoir est critiquée à cause du juif Rosenthal (Marcel Dalio), dont l’image est fidèle à la propagande antisémite des années 1930 (issu d’une famille de banquiers vite enrichie et d’un patriotisme intéressé). Les changements d’interprétation, parfois exagérés, concernent d’autres points : l’histoire d’amour naissante du soldat français avec Elsa qu’interprète Dita Parlo (évocation soi-disant collaborationniste), les différences de traitements dans les relations entre Français, Allemands, Anglais [2]…
Le titre intrigue. Il donne lieu à différentes explications. La plus évidente est soufflée par Rosenthal qui répond au lieutenant Maréchal (Jean Gabin) : « Faut bien qu’on la finisse cette putain de guerre… En espérant que c’est la dernière ! – Tu t’fais des illusions… » (l’affiche du film montrant la colombe de la paix prise dans les barbelés va dans ce sens). La seconde contredit tant la fraternité pourtant soulignée dans l’œuvre que l’effacement par le conflit des oppositions sociales. Ce qui marque surtout le spectateur c’est la civilité constante dont font preuve les prisonniers et leurs « hôtes » allemands (confiance, invitation, cigarettes et harmonica offerts…). De même, Renoir ne confronte jamais Français et Allemands lors de classiques champs-contrechamps, il les associe par ses cadrages et ses déplacements de caméra. Les liens sont « verticaux » entre simples soldats et officiers, puis entre classes socio-professionnelles modestes (instituteur, mécanicien, artiste) et aristocrates (Rosenthal à part) sur le déclin (le capitaine De Boeldieu et le commandant von Rauffenstein joués par Pierre Fresnay et Erich von Stroheim). Les liens sont aussi « horizontaux » entre personnages de même origine sociale (ceux qui se réfèrent au Fouquet’s et à Maxim’s, ceux qui se retrouvent pour avoir travaillé dans la mécanique). L’illusion serait alors de croire au brassage de ces classes et de ces milieux une fois la guerre finie (ce que rappelle le Maréchal au capitaine, « décidément, tout nous sépare »). Une troisième explication du titre peut être avancée. La grande illusion est celle que le métrage donne de la guerre : pas de tranchée (la bataille de Douaumont permet de situer l’action entre 1916 et 1917), pas d’assaut, pas de cadavre. Des indices nous mettent sur la voie des réalités de la guerre (le handicap de von Rauffenstein dû à ses blessures au combat, la propagande à travers « l’exagération des communiqués »), mais la grande courtoisie qui se dégage du film efface tout de l’horreur, bel et bien hors champ. La grande illusion est cinématographique et se garde bien de toute imitation guerrière (souvent vaine et dont le spectacle pose la question de la morale, en voir une illustration parmi d’autres dans Passchendaele de Paul Gross, 2008).
Renoir oppose également une culture populaire (incarnée par Gabin-Maréchal) à une autre plus intellectuelle (celle de l’aristocratie). Cette diversité culturelle s’accroche aux murs des chambres : une guitare, les visages féminins de la peinture Renaissance, des images de vedettes de cabaret. On trouve parmi les prisonniers un acteur et un poète. L’acteur demande à Maréchal s’il l’a déjà vu jouer et ce dernier lui répond qu’il préfère le vélo au théâtre. Auprès du poète, Maréchal cherche à savoir qui est Pindare mais ne s’y intéresse pas davantage. Par ailleurs, en dehors de La Marseillaise, la chanson associée à Maréchal est Frou-Frou, succès populaire de la Belle Époque (entendu devant un phonographe dès le premier plan, puis joué à l’harmonica dans une geôle). Ainsi, le personnage de Gabin reste imperméable à la culture de ses comparses et la sienne est surtout utile (pour se divertir et s’évader [3]). De cette façon, Renoir se sert de l’art pour cloisonner un peu plus les classes socio-professionnelles. Fraternité ne signifie pas égalité et, malgré tout, le compagnonnage forcé n’empêcherait pas la persistance d’une hiérarchie socio-culturelle, aussi vague soit-elle.
[1] La vie est à nous (1936) est, par exemple, directement produit par le parti communiste français. D’autres réalisations portent en elles quelques-unes des idées défendues par le Front Populaire : Le crime de monsieur Lange (1935), Les bas-fonds (1936). Pareillement, Renoir réalise La Marseillaise (1937) pour la CGT.
[2] Marc Ferro, Cinéma et Histoire, Paris, Gallimard, coll. « Folio Histoire », 1993 (première éd. 1977), chap. XVI « Double accueil à la » Grande illusion » », p. 184-190.
[3] Helene Devynck, Interprétation de la musique dans La grande illusion sur Objectif-cinema. Je suis curieux de savoir ce que dit La France de Serge Bozon (2007) sur ce point, puisqu’il met aussi en scène des soldats musiciens durant la Première Guerre mondiale.
Voir aussi sur ce film, les fiches du Site-image
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Beau texte sur ce film majeur de Renoir (même si je lui préfère La règle du jeu) qui a effectivement suscité quelques belles controverses.
La grande illusion du titre, c’est aussi celles des frontières qui sont la cause de la guerre mais s’effacent sous la neige. A l’inverse, des barrières sociales qui, elles, perdurent (mais – et, en ce sens, Renoir touche parfaitement juste – se renouvellent sous des formes différentes puisque la Grande Guerre a bel et bien marqué la fin de l’aristocratie des Boildieu et des Rauffenstein sans pour autant supprimer les oppositions de classe). D’ailleurs Renoir n’a pas choisi au hasard ses acteurs (Gabin est classé à gauche en 1937 ; Fresnay à droite ; pour von Stroheim, il s’agit bien sûr d’un hommage à l’un de ses maîtres).
Sinon, si Renoir a incontestablement été un compagnon de route du PCF, je pense néanmoins qu’il se fourvoyait par rapport à ce qu’il pensait réellement. Un film comme Le crime de monsieur Lange le montrait, je trouve, assez clairement (en ce sens qu’il finissait par affirmer le contraire de ce qu’il voulait dire).
Se faire des illusions : « la dernière des dernières », c’est le piège dans lequel tomba dans la décennie 1920 un écrivain néo-classique et précieux, fin lettré, très germanophile de surcroît, Jean Giraudoux, né à Bellac, blessé à « l’aine dans l’Aisne » durant la Première Guerre mondiale où il avait participé aussi à l’affaire des Dardanelles puis à la libération des villes vosgiennes (Thann) avant de terminer le conflit un peu plus tranquillement auprès des Américains. Comment ne pas penser à Siegfried (la pièce), Siegfried et le Limousin (le roman) et à La Guerre de Troie n’aura pas lieu, parodie des pièces de théâtre grecques et des œuvres homériques, qui renvoyait en réalité à l’actualité brûlante, et espérait toucher les cœurs et les consciences des hommes que les horreurs et les hécatombes de la Grande Guerre avait effrayés.
Le pacifisme ambiant était si fort qu’un homme comme Marcel Déat, futur collaborateur, s’exclama à la veille de la guerre : « Comment pourrait-on mourir pour Dantzig ?!!! », cette ville polonaise peuplée de Germanophones, en direction de laquelle le chancelier Hitler voulait créer un couloir reliant cette ville à l’Allemagne, menaçant s’il ne l’obtenait pas d’entrer en guerre avec la Pologne, ce qui risquait d’entraîner dans le conflit la France et la Grande-Bretagne, qui se voulaient les puissances protectrices de la Pologne et qui n’étaient pas prêtes à baisser une nouvelle fois la garde devant les Nazis comme ils l’avaient fait honteusement à Munich sur le dos des Tchécoslovaques.
Le film de Renoir venait-il dissiper les illusions ?
En fait, ce n’était pas l’Allemagne, pays vaincu en 1918, qui se trouvait désabusée en 1937-1938-1939, mais bien la France. Car les Allemands croyaient, à tort ou à raison, avoir une revanche à prendre et les plus remontés d’entre eux, ayant appris dans les tranchées à vivre à la fois l’expérience de la solidarité et du mépris de la vie et de la mort, seront prêts, par conséquent, à devenir les pires des bouchers et à laisser se déchaîner sur l’Europe leur fureur vengeresse et leur barbarie.
Les Français, eux, n’étaient pas prêts, et la défaite de 1940 viendra sanctionner cette impréparation. La victoire politique du Front Populaire en 1936, à laquelle Jean Renoir fut sensible, et l’oreille attentive que Léon Blum prêta aux signaux d’alarme qu’envoyait Charles de Gaulle qui réclamait la création d’un véritable corps d’armée de blindés capable d’intervenir sous protection aérienne (exactement ce que feront les Allemands) ne purent rien changer à la donne.
Du coup, revenir sur la confrontation précédente dans un film s’appelant « La grande illusion » aurait dû servir d’électrochoc. Mais non, Renoir partageait finalement les illusions de Giraudoux, et donnait des Allemands comme des Français une image de courtoisie et d’esprit chevaleresque. La réalité de la guerre de 1914-1918, Grande Faucheuse de millions d’hommes, servit de repoussoir et de leçon pour donner aux Français l’espoir de « ne plus revoir ça » (et on vit pire encore), tandis que chez les Allemands elle fut prétexte à effacer la honte de la défaite par une victoire éclatante.
1789, 1793, la Révolution et Napoléon avaient éveillé chez les Allemands (et plus particulièrement chez les Prussiens, et von Stroheim campe en effet un hobereau prussien) l’esprit nationaliste. La défaite de 1918 ajouta à cela l’esprit de revanche, et il ne pouvait plus être question dans la tête d’un officier allemand dans les années 1930 et 1940 d’user d’élégance avec les Français. En ce sens, La grande illusion nous renseigne bien plus sur l’état d’esprit de nos compatriotes dans l’entre-deux-guerres, fait d’esprit humaniste et de grande naïveté, que sur celui des Allemands, et il a pour cela une très grande valeur documentaire, car c’est un film riche et qui se veut rassurant quand bien même tout donnerait à s’inquiéter et à désespérer.
Si les hommes d’élite se reconnaissent entre eux, dans ce film, et si les hommes issus des classes populaires et laborieuses sont invités à faire de même, cela ne se vérifie pas dans les faits. Mais l’illusion est belle ! Et Renoir a eu raison de ne pas vouloir désespérer totalement des hommes, même si l’Histoire ne lui a pas donné raison.
François Sarindar
A noter la parution de La grande illusion, Le musée imaginaire de Jean Renoir de Luc Vancheri aux Presses Universitaires du Septentrion. L’étude (forcée mais pas inintéressante selon le critique de Positif qui en fait la recension) s’attache justement aux peintures accrochées sur les murs comme « l’instrument d’une politique de l’art en temps de guerre » et une réflexion du réalisateur sur « le destin de la civilisation » durant l’entre-deux-guerres.
L’auteur est professeur en études cinématographiques, il a notamment publié Cinéma et peinture (A. Colin, 2007) et un essai (qui nous rend bien curieux) intitulé Psycho. Une leçon d’iconologie par A. Hitchcock (Vrin, 2013) dans lequel le tableau de Willem van Mieris, Suzanne et les vieillards, révèlerait tout des intentions de Hitchcock.
» Le vampire et le capitaine » (Jean-François Buiré, 2013) où il est question de Nosferatu, du Joueur de flûte et d’un retour sur les rapports de classes sociales dans La Grande Illusion
La Grande Illusion – Un détail from Ciclic on Vimeo.