Ishirō Honda, 1954 (Japon)
Godzilla tient à la fois de King-Kong et de la bombe atomique. C’est en 1952 en effet que ressort sur les écrans d’une moitié du monde (celle qui est directement placée sous l’influence américaine) et dans un grand retentissement (car le succès est énorme) le King Kong de Schoedsack et Cooper (1933). La même année, les États-Unis se livrent en plein Pacifique, dans l’atoll d’Eniwetok, aux derniers essais de la bombe H. En 1953, c’est au tour de l’URSS de se doter de cette nouvelle arme nucléaire.
Godzilla, qui sort de son bain près des côtes de Honshu, est un mélange de tyrannosaure (la silhouette) et de stégosaure (les plaques dorsales). Il est également très inspiré du lézard géant d’Eugène Lourié, moins connu mais tout autant radioactif puisqu’il est le premier monstre de cinéma de l’ère atomique (Le monstre des temps perdus, 1953). En plus de sa force et son poids qui entraînent des destructions terribles dès lors qu’il pose une patte en ville, Godzilla possède aussi un souffle capable de tout embraser. La titanesque créature ne s’en prive d’ailleurs pas puisque toute la baie de Tokyo y passe. Lumière aveuglante, feu nucléaire, onde de choc et retombées radioactives : Godzilla reproduit ainsi à sa manière tout ce qui a pu caractériser les explosions nucléaires d’Hiroshima et de Nagasaki.
A propos du premier film d’Ishirō Honda, ce sont volontiers les mêmes anecdotes qui sont rapportées (sur le monstre, le costume et les effets spéciaux, son cri très bien trouvé par le compositeur Akira Ifukube*). Il est plus rare que soient évoquées les populations filmées par Honda. Pourtant, en dehors du contexte historique et des destructions en chaîne auxquelles on assiste, ce sont surtout ces populations qui rappellent l’horreur subie. Les marins sont pétrifiés lorsque le monstre se réveille. La communauté de pêcheurs, désemparée, se raccroche aux dieux et aux croyances anciennes (le sacrifice d’une vierge au dragon des mers). Dans les rues de la capitale, les citadins affolés sont filmés en plongée et réduits à l’état de fourmis. Dans Tokyo devenue brasier gigantesque, acculée, une mère embrasse ses enfants et leur dit qu’ils vont maintenant rejoindre leur père (on le suppose alors mort à la guerre). Le regard des populations qui expriment leur désarroi, leur terreur et leur totale impuissance, fait autant que le reste resurgir le traumatisme nucléaire. En outre, les axes de communications sont détruits (port, ponts, voies ferrées), ainsi que l’antenne radio sur laquelle les commentateurs périssent micro en main. L’isolement insulaire est total et les Japonais sont laissés désespérément seuls face au monstre. Un monstre qu’ils n’ont pas créés mais qui porte nécessairement en lui les choix des politiques passées (militaristes, nationalistes, impérialistes). Honda, toutefois, et on peut le regretter, ne se livre à aucune critique du Japon des deux ou trois décennies qui précèdent.
Après le réveil de Godzilla, les cris et les explications des scientifiques (la première partie), les destructions et le secret gardé sur l’« oxygen destroyer » (la deuxième), la troisième partie du film dresse un bilan du passage du Kaiju : paysages de ville ruinée et rasée, hibakusha soignés dans la rue, scène d’hôpital (un médecin pointe un compteur Geiger sur le visage d’un enfant), prières et recueillement national… C’est aussi dans la troisième partie que le vieux professeur Kyohei Yamane (Takashi Shimura) qui tenait tant au début à garder Godzilla vivant pour l’étudier se résout finalement à le tuer. De même, le jeune Daisuke (Akihiko Hirata), à la fois Oppenheimer (ou Sakharov) et Docteur Frankenstein (le bandeau sur l’œil fait de lui un pirate de la recherche scientifique), finit par accepter l’utilisation de son invention, l’« oxygen destroyer », contre la bête. Pour être sûr que l’usage de son arme soit unique, Daisuke brûle ses travaux et se sacrifie. Sous l’eau, il déclenche l’arme au plus près de Godzilla. Cependant, quelles que soient les précautions prises, on sait l’homme capable de performance quand il s’agit d’escalade mortifère (la course aux armements est une des problématiques de la Guerre Froide). C’est donc en toute logique que Yamane conclue et annonce d’une certaine façon la première des nombreuses suites à venir (Le retour de Godzilla de Motoyoshi Oda, 1955) : « Alors, si nous nous entêtons à poursuivre les tests nucléaires, il est bien possible qu’un autre Godzilla apparaisse encore quelque part dans le monde ».
* La musique d’Ifukube marque le film : des cuivres lents et massifs lorsque le monstre géant apparaît (les films de la Hammer dans les années 1950 et 1960 jouent aussi énormément sur ces sons), les cordes mises en avant pour une mélodie entêtante et rythmée afin d’évoquer la réaction des hommes (les défilés de véhicules, la préparation de la riposte ; ce qui sera retenu plus tard comme le thème principal de Godzilla), et une marche militaire assez festive (par exemple la contre-attaque finale).
Sortie dvd et Blu-Ray le 10 mars 2015, édité par Metropolitan Filmexport.
Critique Cinetrafic.
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Le séminal Godzilla a donc eu les honneurs d’un décryptage circonsatncié de ta part. J’ai moi-même eu la chance de découvrir il y a peu cette version japonaise enfin dégraissée du Raymond Burr (un peu trop riche en cholesterol). C’est donc avec grand plaisir que l’on prend la mesure du travail d’Ishiro Honda, de son approche de la créature qui, contre toute attente, ne cherche pas à pointer les responsabilité (si les ricains n’étaient pas là…, comme dirait l’autre) mais préfère un discours plus universel. Outre le côté très désuet des trucages (qui feront immanquablement ricanner l’ado nourri aux stéroïdes hollywoodiens), je trouve que ce film (tout comme sa suite immédiate d’ailleurs) ne manque pas de charme.
Je ne connais pas la version remontée par Terry O. Morse, Godzilla, King of the Monsters! (1956)… avec le vilain de Fenêtre sur cour ! -acteur réemployé quand il s’est agi d’adapter (couper, dénaturer, charcuter) un autre épisode pour le marché américain, Le retour de Godzilla de Koji Hashimoto (1984).
Mais je suis curieux de voir quelques autres Godzilla nippons ou même américains (le Godzilla d’Emmerich par exemple est loin dans mon esprit). La filmographie de Honda aussi a l’air bien sympa : King Kong contre Godzilla (1962), Frankenstein vs. Baragon (1965)…
Dans la filmo de Honda, je serais curieux de voir Matango, film qui a marqué l’esprit du jeune Kiyoshi Kurosawa. Pour rester dans la veine Kaiju, pourquoi pas Rodan ou Mothra.
Par contre, un conseil, le Emmerich peut rester très loin dans ton esprit.
Ah j’adore ce film qui se démarque par son nihilisme et sa noirceur totale ! Une vraie réussite dans son genre !
Noirceur je veux bien, la dernière réplique de Takashi Shimura ne respire pas l’optimisme… Mais nihilisme, pas vraiment. A l’échelle humaine,Godzilla raconte une histoire d’amour classique : l’élimination du concurrent dans un simple triangle amoureux (un peu comme dans Le monde, la chair et le diable, de MacDougall, 1959). Serizawa meurt. Ogata et Emiko peuvent s’aimer. L’homme et la femme ont donc bien leur place dans ce monde (ils ne sont pas « niés ») et, tant bien que mal, leur amour aussi (avec ou sans étincelles, il risque toutefois de s’épanouir dans le plaisir de la radioactivité). Même les croyances sont respectées : pas de regard moqueur, le journaliste envoyé auprès de la communauté de marins a même l’air convaincu par la légende qui lui est racontée et par les rituels qui lui sont liés.