Francis Ford Coppola, 1992 (États-Unis)
DRACULA ET LES ARTS : VISUM ET REPERTUM
Les glaces ne renvoient pas le reflet de Dracula, mais le Dracula de Coppola reflète tous les buveurs de sang que le cinéma a engendrés avant lui. Quoique le titre original indique la fidélité souhaitée à l’auteur irlandais1, en divers endroits le film s’en émancipe, ne serait-ce que par sa belliqueuse et sanglante ouverture ou par le lien qui unit Mina à Elisabeta. De même, la sexualité du film est trop peu victorienne pour s’accorder au sage érotisme de Stoker. Toutefois, Coppola demeure celui qui a été le plus attentif au roman de 1897. Si le texte ne constitue donc pas tout le terreau nécessaire à la régénération du comte, nous voyons tout autant dans ce titre, Bram Stoker’s Dracula, la volonté qu’a Coppola d’élever son vampire au rang d’archétype cinématographique tout comme Stoker avait créé l’archétype du vampire en littérature, ce que par ailleurs la masse d’épigones le préférant à Gauthier ou Polidori n’a pas démenti.
« tyran furieux
crois-tu que tu pourras survivre
éternellement et à tout le monde ? » 2
Coppola avertit de la puissance de sa créature (« Beware ! » annonçaient les premières affiches promotionnelles en 1992) et installe à la fin du XXe siècle le vieux comte roumain sur un trône de références. Parmi elles, nous en choisirons quelques-unes pour aborder la thématique artistique qui nous paraît dans chaque séquence resurgir. Gothique ? Expressionniste ? Baroque ? L’hésitation des critiques à qualifier cette œuvre ne sous-entend-elle pas déjà son foisonnement superbe à l’écran ? Car, de la Renaissance à l’époque contemporaine, le film se nourrit de styles très divers.
LE DOIGT DANS LA PLAIE
Ainsi, lors de l’incursion valaque à la fin du XVe siècle, le costume des prêtres3 rappelle l’influence byzantine qui a longtemps dominé le territoire (voir plus loin, le mariage roumain de Jonathan et Mina dans un décorum orthodoxe). Cette Europe orientale est même étirée jusqu’à d’improbables horizons puisque le ciel rougi sous lequel se battent chrétiens et musulmans est celui sous lequel les armées de Kurosawa s’agitaient (Kagemusha, 1980).
Sur un des costumes du voïvode, on retrouve le dessin de mosaïques dorées caractéristiques de l’art byzantin. Mais l’image s’enrichit d’une contamination symbolique car le costume a été conçu sur le modèle des tuniques du Baiser de Klimt4. De cette manière, alors que Dracula apparaît sous les traits d’un vieillard repoussant, sa longue robe lui confère, par l’intermédiaire de ces représentations, un caractère à la fois passionnel et sacré : le vampire est bien le fruit d’un amour perdu et une création toute chrétienne (« I renounce God ! »).
A gauche, Constantin IX sur une mosaïque de Sainte-Sophie (XIe siècle). Dracula au centre. Le baiser de Klimt à droite (1907-1908, Österreichische Galerie Belvedere, Vienne).
Par l’architecture du château, ses fenêtres et ses portails en ogives, par les voûtes de Carfax, le film représente également l’art gothique. De là, c’est tout le fantastique propre au roman qui est exacerbé par Coppola. Ce gothique-là n’est alors plus un art de la lumière mais, depuis le XVIIIe et Le château d’Otrante, plus couramment décrit dans des œuvres aux ambiances morbides et enclines au surnaturel. Outre l’art gothique et les influences byzantines, le XVe siècle est encore présent à travers un portrait fictif de Vlad Tepes. Il s’agit en fait de la reproduction d’un autoportrait de Dürer, modifié pour l’occasion afin que l’on y reconnaisse le visage de Gary Oldman. Tableau Renaissance dans tous les sens du terme, ce visage peint est celui d’une jeunesse tout autant passée qu’à venir5.
Autoportrait de Dürer (1500, Alte Pinakothek, Munich) et la copie de Dracula.
Dans une symétrie géographique (fortuite) et symbolique quasi parfaite, la bien aimée incarnée par Winona Ryder vit quant à elle à Londres dans un cadre très lumineux, à la végétation abondante quoique maîtrisée (petit jardin « à la française » avec fontaine et labyrinthe). La décoration intérieure reprend le répertoire végétal dans un style art nouveau plutôt discret (et là encore très contemporain du Dracula de Stoker). L’ordre et la luxuriance qui s’expriment dans ces décors disent évidemment tout des attitudes de Mina et de son amie Lucy (l’une hésitante, la seconde entreprenante), puis des seuls troubles de Mina qui finit par succomber à sa passion. La première robe qu’elle porte illustre la même idée : très corsetée et fermée jusqu’au cou mais de couleur verte et dont les feuilles brodées lui grimpent sur la poitrine6.
Le traitement d’autres thèmes nous confronte à des styles plus inattendus. C’est le cas de la décapitation de Lucy dont le raccord avec le gros plan d’un plateau de viande servi au bourreau (Van Helsing) associe des éléments (tête et plateau) pris ensemble sur certains tableaux, ceux du mythe de Salomé par exemple. Certes les sujets n’ont pas de lien véritable, mais aussi sombre, aussi cru, Le Caravage transparaît derrière la composition de Coppola. Contrairement à Moreau ou von Stuck pour citer deux peintres qui œuvraient entre 1890 et 1900 et qui ont laissé leur propre version du mythe, Le Caravage avait privilégié le naturalisme à l’idéalisation et aux symboles. Pas de lourds drapés non plus, ni de couleurs vives à la manière des artistes de la première moitié du XVIe siècle. Qu’il l’ait décidé ou non, Coppola reproduit l’intention du Caravage et, avec humour, transforme la goule en nature morte.
Ci-dessous, Judith et Holopherne (1599, Galerie nationale d’art ancien, Rome). Cette autre toile du Caravage permet d’établir un parallèle plus complet avec le coup d’épée de Van Helsing.
Salomé (1609-1610, National Gallery, Londres).
« LE CINÉMA APPARAÎT ALORS QUE SALOMÉ PORTE LA TÊTE DU BAPTISTE ICI ET LÀ » 7
Contrairement à Bram Stoker et étant je crois le premier à le faire, ce n’est pas Lucy que Coppola compare à la Méduse mais une des sulfureuses créatures qui ondulent entre les jambes de Harker (interprété par le pâle mais convenable Keanu Reeves). Profitons de la gorgone pour laisser un moment de côté la peinture (Le Caravage à nouveau et son célèbre bouclier peint) et étreindre avec Coppola le cinéma tel que les vampires l’ont fréquenté. Le vert puis le violet du voile devant lequel se lève la strige à tête de serpents, plan d’une épure superbe, est un des nombreux éclats de couleur qui avivent la version de 1992. Cette saturation de la couleur par le Technicolor est l’effet sur lequel, quarante ans plus tôt, la Hammer misait pour réactualiser les films de monstres. Le rouge sang devenu flots et les extérieurs factices sont d’autres réminiscences des studios britanniques.
A droite, La gorgone de Fisher (1964).
Propre à faire apparaître les fantômes, le cinéma est une promesse de retour pour le vampire 8. Par sa somme, Coppola ramène donc non seulement Dracula à l’écran mais également ses manifestations passées, ne serait-ce que par des répliques jadis prononcées (le fameux « I never drink… wine » du Dracula de Browning, 1931). Tout au long du film, l’ombre de Dracula, démesurée et maléfique, est aussi l’appendice le plus évident pour adjoindre à l’œuvre l’épithète « expressionniste ». Mais le déplacement de ces ténèbres le long des murs ne constitue pas toute l’ascendance expressionniste du Nosferatu de Murnau (1922) sur la version de Coppola. Le soin apporté à la composition des cadres et aux détails des plans, ce qui apparaît dans tout ce qui vient d’être dit, correspond à la définition du mouvement que donne le musicologue et critique de cinéma Émile Vuillermoz en 1925 :
« Le créateur courberait ainsi sous sa loi toutes les lignes et tous les volumes, et les ferait concourir à la force de son langage plastique. Maître des formes comme des idées et des sentiments, il pourrait donner ainsi à son œuvre une unité parfaite et y faire entrer toute la force de sa personnalité en la marquant impérieusement du sceau de son intellectualité, de sa sensibilité et de sa fantaisie. C’est ainsi que naquit la formule expressionniste appelée à bouleverser profondément la technique de l’écran. »9
En outre, la scène qui unit définitivement le cinéma au vampire, tous deux inventions fin de siècle10, a été tournée à l’aide d’une ancienne caméra Pathé. Elle montre Dracula en noir et blanc, jeune dans les rues de Londres. L’image est poussiéreuse et projetée en 16 ou 18 images par seconde. Mais dans un legato filmique qui alterne des plans sur le personnage et ceux qui rapportent son point de vue (une « caméra vampire » en quelque sorte), l’image est d’abord colorée puis tout à fait rafraîchie lorsque Mina entre dans le champ, rencontre l’œil de la caméra, son prétendant. Ce rajeunissement cinématographique doit être mis en parallèle avec le rajeunissement du vampire qui a précédé à bord du Déméter, les deux scènes conférant un semblant d’immortalité à leur sujet.
Le tourbillon formel de l’œuvre emporte tous les emprunts de Coppola. La poésie de Cocteau (La belle et la bête, 1946), le romantisme macabre d’Herzog (Nosferatu, fantôme de la nuit, 1979), le symbolisme et ses représentants11 augmentent encore ce Dracula que l’on ne doit pourtant pas réduire à la « compilation encyclopédique » parfois reprochée12. Ce serait refuser d’apprécier la quintessence que le réalisateur américain a patiemment extraite de ce magnifique collage.
Coppola / Kurosawa (Kagemusha) / Moreau
(La toilette, 1885-1890, musée Bridgestone, Tokyo)
L’utopique panthéon artistique ne doit pas effrayer. Coppola a puisé la substance vitale de son Dracula dans les arts mais il n’a pas laissé ses victimes exsangues (« l’écran détruit radicalement l’espace pictural » rapportait Bazin des critiques d’art qui s’en prenaient au cinéma13). Bien au contraire, le spectateur découvre sur la toile toutes les références qui ont nourri Coppola. Le voilà d’ailleurs à présent devant la surface cinématographique comme Mina assoiffée contre le torse de son bien aimé.
Au cinéma, c’est toujours d’illusions et de mouvements qu’il s’agit. Mais ils sont à ce point exaltés dans Dracula qu’ils deviennent les caractéristiques d’un baroque cinématographique évident14, embrassant et dépassant tous les styles dont nous venons de dresser l’inventaire. Coppola développe en effet à travers ce film une rhétorique du double, ce qu’illustrent les apparences nombreuses de Dracula, les contradictions de Mina et l’antique adversité entre Dracula et Van Helsing. De même, le goût pour les effets spéciaux mécaniques, parfois véritables trompe-l’œil, place le réalisateur américain en digne héritier de Méliès. Sans craindre la surcharge, en un siècle traversé et par le biais de transformations multiples, Coppola prétend bien avec Dracula à une vision totale du vampire sur pellicule. Le baroque a toujours cherché à saisir, impressionner et soumettre : est-il possible que le voïvode hollywoodien en ait fait sa secrète note d’intention ?
1 Le réalisateur le dit lui-même : son film redonne à chaque personnage sa place initiale (plus de confusion entre Mina et Lucy, revalorisation du texte intégré à la narration et à l’image etc.). Le retour du vampire de Friedlander (1944) ou Le cauchemar de Dracula de Fisher (1958) offrent des exemples de corruption du matériau original.
2 Matei Cazacu, L’histoire du prince Dracula, Genève, Droz, 1996, p. 141.
3 Anthony Hopkins fait partie des prêtres médiévaux. Il incarne ainsi durant tout le film le porteur de croix par excellence.
4 Évoqué dans le court documentaire Les costumes, éléments de décor : le style de Eiko Ishioka (2006).
5 D’où la présence de la toile sur le Déméter (navire dont le nom ne cache rien du contenu des cales du navire).
6 A propos des tenues, de leurs couleurs et de leurs symboles, voir, bien que tout le livre ne soit pas convaincant, Estelle Valls de Gomis, Le vampire, enquête autour d’un mythe, Cheminements, 2005, p. 374-379.
7 J.-L. Leutrat, Vie des fantômes, Le fantastique au cinéma, éd. de l’Etoile, Cahiers du cinéma, 1995, p. 39.
8 Ibid. p. 34-36 et p. 39-43.
9 Émile Vuillermoz dans Les Cahiers du mois, n°16-17, spécial « Cinéma », 1925, cité sur le site de la Bifi consacré à l’expressionnisme allemand.
10 Une « histoire du cinéma » à travers le Dracula de Coppola sur De son cœur le vampire (décembre 2009).
11 Dans Rigueur et folie : visualisation de Dracula (2006), Coppola montre le premier storyboard du film fabriqué uniquement avec des images de peintures symbolistes.
12 J.-L. Leutrat, op. cit. p. 153. Lire aussi l’avis de Pierre Murat dans Télérama n°2244 du 16 janvier 1993 qui parle d’ « un fourre-tout magnifique et décevant ».
13 André Bazin, « Peinture et cinéma » dans Qu’est-ce que le cinéma ?, Paris, Le Cerf, 2000 (première éd. 1985), p. 185-192.
14 Sur le « cinéma baroque » abordé à travers un corpus de films et de cinéastes mais aussi à travers différents thèmes (reflet, ornement, montage…), voir Emmanuel Plasseraud, Cinéma et imaginaire baroque, Presses Universitaires du Septentrion, 2007.
Quelle étude ! C’est absolument passionnant. Notamment par tout ce que tu montres concernant la peinture.
C’est troublant, n’est-ce pas, que d’observer que le cinéma vampirise les autres arts et s’autovampirise lui-même alors qu’il est né en même temps que le Dracula de Stoker et que l’un de ses films fondateurs en tant qu’art est le Nosferatu de Murnau…
Même s’il avait quelques années d’avance, il me semble vraiment que Coppola souhaitait, avec son Dracula, fêter le siècle du cinéma. Le titre – et la vraie/fausse fidélité au roman – rappelle ainsi tout ce que le cinéma doit à la littérature. Mais on voit bien cette double nature de l’art cinématographique, à la fois narratif et pictural – d’où la mobilisation de la peinture. Et, donc, ensuite, tous ses emprunts (de nature très différente: cadres, ombres, lignes de dialogue, couleurs, caméra tremblée…) plus ou moins directs à d’autres Dracula. De même que le début en ombres chinoises (ancêtre du cinéma), la séquence avec des caméras anciennes, le rappel de la « magie » du raccord (qui vous transforme, par exemple, un vieux en jeune, un homme en animal,…) – inaccessible, à tout le moins de manière aussi précise, aux autres arts.
Et tout cela tient magnifiquement grâce au génie de Coppola et à la parfaite mobilisation de thèmes intemporels (l’amour, le double) – d’où, une nouvelle fois, l’intérêt de faire référence au roman-source.
En tout cas, bravo et merci.
PS : On pourrait aussi le dire d’Apocalypse now sur lequel nous avons eu des débats récemment, qui joue avec la musique et mobilise bizarrement le roman de Conrad mais il faut aussi signaler que, dans le récent Tetro, Coppola revient largement sur la fusion des différents arts, l’utilisation du passé cinématographique et la thématique du double. J’avais longuement traité le sujet l’été dernier.
J’avais aussi relu quelques articles sur Tetro et le long travail que vous avez publié (il ne me restait en tête qu’une forme magnifique et plus vaguement la trame du film). Tetro complète à merveille ce rapport entretenu avec les arts par Coppola puisqu’il touche davantage à la musique, traite de théâtre, évoque la danse et l’opéra. Peut-être insiste-t-il même davantage sur l’idée de mise en scène.
Un très bel article magnifiquement documenté. Le film vaut aussi beaucoup pour la musique de Kilar.
J’adore cette analyse!! Coppola a été fortement critiqué pour ce film mais il y a une profondeur de traitement qui a été ignorée des cinéphiles. Pour ma part je l’aime toujours autant.
Je te suis notamment dans la mise en parallèle de la succube de Dracula et de la méduse de Fischer. D’ailleurs comment pourrait-on dire l’inverse? C’est d’ailleurs dans ce sens que l’on s’aperçoit que Coppola n’a négligé aucun de ses personnages.
Un détail à propos de La gorgone, on s’apercevra en regardant la version blu-ray de Dracula que le fond n’est plus entièrement violet (contrairement à l’illustration prélevée) mais également vert, d’un vert équivalent justement à celui de la robe du monstre de Fisher.
De la même façon toute la scène où Harker est en proie aux succubes est rehaussée par des éclats de couleur (qui justifie d’ailleurs un peu mieux la comparaison avec le rêve de Kagemuscha).
Pour revenir sur le château de Dracula chez Coppola, la référence à L’Idole noire (1900) du Tchèque Kupka est assez connue.
Au bout de ce long chemin en courbe, le surgissement de L’Idole noire impressionne. Comme une aura, les traits du ciel amènent un flamboiement autour de cette divinité qui tranche avec le calme des eaux. Sur le rivage, la minuscule silhouette d’un personnage tout aussi tranquille que le paysage se remarque à peine aux pieds du colosse (dont on n’est pas tout à fait sûr d’ailleurs qu’il ne soit pas réel et non la représentation monumentale faite de la pierre la plus noire). Le monolithe de pierre au milieu du chemin à gauche ajoute à l’étrangeté et pousse à établir une relation entre le matériau brut, l’homme qui lui fait face et ce qu’il a été capable d’ériger, si toutefois on peut concevoir que l’antique Idole est bien l’œuvre d’un homme (cela permet d’expliquer autrement le deuxième titre donné à l’eau-forte, Le défi). La silhouette gigantesque que Kupka dessine a un profil pharaonesque et cette influence se trouve au moins dans une autre de ses œuvres intitulée La voix du silence (1903).
Lorsque Jonathan Harker arrive en diligence sur les terres du comte roumain, la silhouette du château, comme une divinité qui trône depuis des siècles sur la Transylvanie, apparaît au clair de lune aussi magistralement que L’Idole noire.
Bonsoir, ce film reste un de mes préférés de FF Coppola, il a su admirablement dépoussiérer le roman. Bonne soirée.