SPRAWL VAMPIRIQUE
ET BANLIEUE PAVILLONNAIRE A LAS VEGAS [1]
Surface is illusion, but so is depth [2]
A lawn being sprinkled, 1967, Collection privée, Los Angeles.
La peinture A lawn being sprinkled de David Hockney inspire un contrôle parfait de l’espace. La pelouse, la villa, la palissade sont des rectangles de différentes tailles distribués comme sur une œuvre de Mondrian. Ni cascade, ni flaque, l’eau expulsée du système d’arrosage automatique est un élément maîtrisé. Hockney peint ces jets d’eau sous la forme de huit triangles isocèles, pointe en bas, qui régulièrement répartis sur un plan-pelouse créent la profondeur. Malgré le ciel bleu et l’arrosage, le tableau peine à donner une impression d’humidité ou de fraîcheur. Les seuls éléments « naturels » sont deux plantes et deux arbres [3] aux formes complémentaires qui ont été placées au fond de la composition. Ainsi proportionnés et répartis, ces pauvres végétaux paraissent fragiles au milieu de la structure géométrique qui s’impose, les accule (contre la maison) ou les coupe (derrière la palissade). Pas d’horizon, rien d’immense, l’espace circonscrit est à taille humaine comme une maison avec jardin. L’impression de contrôle de l’espace est accentué par le cadre de la toile, un carré qui enferme l’ensemble, ciel y compris. Les couleurs utilisées sont attendues : vert-pelouse, bleu-ciel, gris-béton. Tout est familier. Rien qui n’échappe à celui qui observe le paysage, ni qui puisse le perturber. Pas une mauvaise herbe, pas un nuage, pas un intrus. Tout est donc sous contrôle, rassure et place le spectateur en sécurité. Cette sécurité n’implique cependant pas pour autant le confort. Le lieu (peut-être la cellule privative d’une gated community), aussi propre et sécurisé soit-il, ne donne pas nécessairement envie de s’y installer.
Exemple de banlieues pavillonnaires dans la périphérie Sud-Ouest de Las Vegas
(photo satellite Google Earth, juin 2011). Un clic droit sur l’image pour l’agrandir.
La banlieue de Fright night dans la même métropole
Quel lien a cette toile d’Hockney avec le film de Gillespie ? En fait, le purisme formel de cette œuvre pop art et les impressions qu’elle dégage entrent aisément en correspondance avec les espaces décrits dans Fright night. La comédie horrifique se déroule à Las Vegas, dans un des nombreux quartiers pavillonnaires qu’habitent ceux qui travaillent en centre-ville (pas encore de personnes âgées en ces lieux). Nous savons justement que Jerry le vampire (Colin Farrell) « travaille sur le Strip la nuit », qu’il drague une voisine strip-teaseuse (se dévêtant certainement dans quelque bar ou casino du centre) et que la mère (Toni Collette) est agent immobilier (profession dont le succès va de pair avec l’irruption des quartiers champignons en périphérie [4]). En dehors du lycée fréquenté par les jeunes héros, la capitale du jeu et du loisir se résume donc aux mêmes attractions ainsi qu’à son étalement urbain (boomurbs, maisons à vendre et nouveaux voisins). De cette façon, le zonage distingué met en évidence les deux principales fonctions de la métropole : la fonction économique alimenté par le loisir de masse au centre et la fonction résidentielle en périphérie. De plus, la banlieue pavillonnaire parcourue au début de Fright night respire la normalité américaine. Un résidant fait son jogging…
Un autre lave sa grosse voiture, les enfants jouent avec l’arrosage automatique, les femmes sortent les poubelles… Les pelouses sont vertes, bien tondues et l’eau coule en abondance… En plein désert Mojave. Chaque villa possède son carré de verdure en façade et son jardin fermé à l’arrière, une piscine parfois, a lawn being sprinkled dans tous les cas. Tout est toujours sous contrôle, en apparence.
Car cette « normalité » est un creuset. Le quartier pavillonnaire, fruit d’une standardisation immobilière à l’œuvre depuis les années 1950, constitue un biotope idoine au développement d’une bizarrerie, d’une anomalie ou d’un mal quel qu’il soit. Il peut s’agir d’un futur artiste (Tim Burton grandit à Burbank), d’un être inachevé (Edward aux mains d’argent, 1990), de tueurs attirés par la lumière et l’arrosage (dans de très nombreux slashers) ou, pourquoi pas, des vampires (à Sunnydale dans Buffy de Joss Whedon, 1997-2003). Ces derniers ont depuis longtemps abandonné leur manoir isolé pour partager le confort urbain moderne. Le décors utilisé dans Fright night n’est alors pas si différent de celui de Scream de Craven (1996). Dans le premier, la terreur naît à South Pasadena, petite ville de la banlieue de Los Angeles (« The night, he came home » ajoutait l’affiche) et, dans le second, elle reparaît dans la ville imaginaire de Woodsboro que les scénaristes ont situé, comme Sunnydale, en Californie [5]. David Hockney, quant à lui, est connu pour habiter sur une des collines de Los Angeles et avoir peint (surtout dans les années 1960) quelques-uns des principaux motifs californiens (palmiers et ciel pur, résidences modernes et piscines ; A bigger splash étant l’exemple le plus connu). C’est ainsi que l’artiste, le tueur et le vampire viennent perturber la « normalité » périphérique et rappeler leur différence.
Toutes ces banlieues pour classes moyennes ou aisées sont la traduction d’un idéalisme social et politique. L’homogénéité des façades et l’accès à la propriété de tous en tant que symbole de réussite sociale illustrent le principe d’égalité. La morphologie des quartiers et la vie qu’ils accueillent sont basées sur un ordre social que rien ne devrait perturber (le caractère sacré de la propriété privée) [6]. Chaque maison individuelle est fermée par sa haie ou son muret censé protéger des intrusions. La banlieue résidentielle est elle-même enclose par les voies de communication qui pourtant la relient au centre-ville et permettent d’en faire le tour. On pense à nouveau à Hockney : un espace doublement enclos (la palissade fermant la propriété et le cadre enfermant l’ensemble jardin, ciel et villa). La propriété peinte est visitée par les spectateurs attirés par les promesses du lieu (verdure, fraîcheur, jeux d’eau). Ils sont happés dans cet espace en trompe l’œil et, peut-être en raison du principe sécuritaire sous-jacent, se retrouvent aussitôt enfermés à double tour par la structure. Le contrôle absolu des lieux et la sécurité qui en découle sont des leurres. De même, la sécurité de la banlieue pavillonnaire dans Fright night est remise en question. C’est un vampire qui s’installe en son sein, la différence à laquelle le quartier ne peut se conformer, la déviance qui en perturbera la tranquillité. D’ailleurs, on ne voit pas le vampire arriver. Il est déjà là, à entretenir le coin de jardin devant sa maison. On comprend que le quartier l’a engendré. Alors qu’un seul regard indiscret aurait suffit en ces lieux à balayer tout sentiment de sécurité, le sourire du vampire, lui, inspire la terreur. Le contrôle de l’espace ? La sécurité ? Ce ne sont plus que des arguments à faire valoir avec d’autres aménités par les promoteurs auprès de leur clientèle.
[1] Le sprawl est le mot anglais pour « étalement » ou « expansion ». L’expression géographique urban sprawl désigne au plus simple l’étalement urbain des grandes villes et l’extension de leurs périphéries.
[2] Titre d’un film de David Hockney, A day on the Grand Canal with the Emperor of China, or surface is illusion, but so is depth (1988).
[3] Pour l’artiste, l’arbre est un symbole de solitude. Voir son site.
[4] Sur l’envahissement du territoire pavillonnaire, voir Guy Mercier, « La norme pavillonnaire : mythologie contemporaine, idéal urbain, pacte social, ordre industriel, moralité capitaliste et idéalisme démocratique » dans, Cahiers de géographie du Québec, vol. 50, n° 140, sept 2006, p. 210-211. Selon A. Bretagnolle, R. Le Goix, C. Vacchiani-Marcuzzo, dans Métropoles et mondialisation, La documentation photographique n°8082, juillet-août 2011, p. 52 : « Les lotissements planifiés constituent l’une des formes les plus saillantes des paysages périurbains ». Cet enclavement périurbain représente près de 40% des surfaces consacrées à l’ habitat individuel aux États-Unis.
[5] Plusieurs scènes de Scream ont également été tournées à Santa Rosa, ville tranquille qu’Hitchcock avait désigné pour y loger l’oncle tueur de L’ombre d’un doute (1943).
[6] G. Mercier, op. cit., p. 207-239.
J’ai lu ton article avec intérêt : le thème de la banlieue, lieu où rien ne se passe, a étonnamment alimenté nombre de fictions. J’ai tout de suite pensé au plan des automobiles de toutes les couleurs qui sortent de leur garage en un écœurant ballet dans Edward aux mains d’argent (que tu cites). Une autre référence que j’attendais était celle d’American beauty : le bonheur de « surface » s’écaille vite pour laisser place au déchaînement des pulsions refoulées (principe repris par la suite par les plutôt décevantes Desperate housewives).
Autre séquence incroyable allant au-delà de la surface lisse du décor de banlieue : l’époustouflante ouverture de Blue Velvet (Lynch), avec le vieil homme qui arrose paisiblement sa pelouse avant de faire une crise cardiaque, la séquence se terminant sur une image de la vermine qui grouille dans l’herbe (si mes souvenirs sont exacts).
Une citation qui va bien avec ton dernier paragraphe (thème de la clôture et rapport centre-banlieue) : « Dans le spectacle, une partie du monde se représente devant le monde, et lui est supérieure. Le spectacle n’est que le langage commun de cette séparation. Ce qui relie les spectateurs n’est qu’un rapport irréversible au centre même qui maintient leur isolement. Le spectacle réunit le séparé, mais il le réunit en tant que séparé » (Debord, La Société du Spectacle).
Enfin, la meilleure bande-son pour accompagner la lecture de ton article : The Suburbs d’Arcade Fire, concept album sur la banlieue, dans lequel deux chansons ont pour titre « Sprawl »!
Dans la Doc photo que je cite, l’introduction du dossier parle du périurbain comme du « personnage majeur de la production contemporaine » et évoque au passage American beauty, Desperate housewife et The Suburbs d’Arcade Fire (album que je me ferai donc un plaisir d’écouter).
Exception faite de Burton (présenté comme une autre créature étrange de la banlieue nord américaine) et d’Edward (personnage magnifique et incontournable), j’ai en effet préféré m’en tenir aux références auxquelles Fright night emprunte, à savoir les slashers et les films de vampire. J’aurai aussi pu faire un parallèle avec le teen-movie (American Pie ? Projet X ?) mais je ne m’y connais pas assez.
La banlieue est déclinée de mille façons au cinéma. Pour s’en tenir aux États-Unis, Sam Mendès s’est aussi intéressé aux pavillons au début de leur succès dans les années 1950 (Les noces rebelles, 2009). A l’opposé, Gran Torino dit des choses de la décrépitude de Détroit et les quartiers désignés paraissent aussi fatigués que le personnage acariâtre qu’incarne Eastwood (2008).
Une note bibliographique cette fois.
– Ode pavillonnaire de Frédéric Ramade, 2012 (réédition de 2007 ?) qui me rappelle le parcours que refait Philippe Katerine avec sa caméra DV de son école à sa maison dans les quartiers traversés enfant à Chantonnay (Peau de Cochon, 2004).
– et Le cauchemar pavillonnaire de Jean-Luc Debry, L’Echappée, 2012.
Par ailleurs, je ne sais pas s’il est utile d’entreprendre une collecte sur le sujet, mais la bande-annonce de Resident evil : retribution (2012) -la rente première de Mila Jovovitch ?-, débute par un « rêve pavillonnaire » tout à fait conforme à notre propos.
Un autre rêve pavillonnaire, plus intéressant que Resident evil, car plus ancien, plus proche de Halloween de Carpenter (1978). C’est Poltergeist de Hooper produit par Spielberg et datant de 1982. La bande-annonce commence par une voix off sur des images de banlieue charmante…
Ce n’est plus le Nevada et Las Vegas, c’est à nouveau la Californie, cette fois la petite ville tranquille (et fictive) de Cuesta Verde, la ville « où vos rêves deviennent réalité » selon son panneau d’accueil. La ville où le cauchemar pavillonnaire au cinéma commence ?