Shohei Imamura, 1983 (Japon)
Palme d’or du festival de Cannes 1983, La ballade de Narayama est le quatorzième film du cinéaste japonais Shoeï Imamura, réalisateur qui obtiendra en 1997 une seconde palme d’or pour L’anguille. Remake d’un film de 1958 (La ballade de Narayama de Kensuke Kinoshita) ou plutôt nouvelle adaptation d’une œuvre de l’écrivain Shishiro Fukazawa, le film puise au cœur même d’une ancienne légende japonaise dans laquelle une vieille femme, sans utilité pour son village et sa famille, est abandonnée dans la montagne. Film austère, à l’esthétique quasi documentaire, retraçant les conditions de vie difficiles dans un Japon pas tout à fait sorti du Moyen Âge, La ballade de Narayama est surtout une réflexion profonde sur la place des personnes âgées dans la société. Thématique toujours d’actualité s’il en est.
A la fin de l’ère Edo, dans un village pauvre et isolé de la province du Shinshu (région montagneuse au centre du Honshu), une coutume ancestrale exige que les personnes atteignant l’âge de 70 ans aillent mourir au sommet de la montagne de Narayama (« la montagne aux chênes ») où se rassemblent les âmes des défunts. Pour ce long et douloureux périple, le fils aîné est chargé de transporter son parent sur son dos, sans avoir le droit de lui parler, sans jamais se retourner sur le parcours, sans jamais être vu de quiconque. Orin-Yan a atteint l’âge de 69 ans, mais elle respire encore la santé et fait preuve d’une vigueur et d’une force peu communes. Son heure approche, elle sent que bientôt elle devra entamer le long voyage vers Narayama, mais son fils Tatsuhei ne veut pas la laisser partir. Sa femme est morte quelques mois auparavant, lui laissant à charge un petit bébé, et il lui est difficile de se résoudre à abandonner sa mère au sommet de la montagne. Alors Tatsuhei fait la sourdre oreille, se montrant par ailleurs peu enclin à accepter une seconde épouse, ce qu’il fait pourtant sur les conseils de sa mère. La vie est rude dans le village, la nourriture pauvre, l’éloignement oblige ses habitants à vivre repliés sur eux-mêmes, selon des coutumes strictes et parfois cruelles. Ainsi, seul l’aîné des fils est autorisé à prendre une épouse et à donner naissance à une descendance, les vieux sont accompagnés à Narayama lorsqu’ils deviennent un poids pour leur entourage, c’est-à-dire une bouche inutile à nourrir.
Les deux tiers du film sont concentrés sur la vie quotidienne du village au fil des saisons, l’hiver rigoureux et neigeux laisse place à un printemps humide et boueux où l’on se consacre au dur travail des champs. L’été semble être la période la plus douce et la plus facile, propice à la légèreté, au flirt amoureux des jeunes gens et à l’abondance de nourriture (toutes proportions gardées). Mais Shoeï Imamura nous rappelle rapidement la réalité d’un quotidien qui ne laisse aucune chance à ceux qui ne respectent pas les règles. Ainsi, dans une scène d’une violence inouïe, les hommes du village mettent à mort une famille entière (père, mère et enfants) qu’ils soupçonnaient à juste titre de vol et se partagent ensuite leur nourriture. Le printemps venu, le frère de Tatsuhei découvre le cadavre abandonné d’un nouveau-né en bordure de la rizière, c’est un garçon, et comme chacun le sait au village il n’y a pas de place pour les cadets et pour les bouches inutiles. On est également sidéré par la scène dans laquelle Orin se fracasse les dents contre une meule de pierre, ces dents étincelantes et impeccables qu’elle arbore fièrement malgré ses 69 printemps et qui sont le symbole de son insolente santé aux yeux des autres. Une fois son geste accompli, la vieille femme se montre à la vue de tous la bouche ensanglantée pour signifier à l’ensemble de la communauté que par ce geste elle scelle désormais son destin. Symboliquement, elle devient la vieille femme édentée au dos courbée, une vieille personne qui doit désormais rejoindre Narayama. Son geste provoque une réaction d’une rare violence chez son fils Tatsuhei, qui en comprend immédiatement la portée. Mais aussi cruelles soient-elles, ces coutumes garantissent la survie de tous et la préservation d’un écosystème vital mais fragile. Chaque villageois est conscient que la famine guette l’ensemble de la communauté et que le moindre écart dans les règles de vie, la plus petite catastrophe menace l’ensemble du village. On assiste ainsi à une solidarité contrainte et forcée, un échange de bons procédés pour le bien de tous et pour la survie du plus grand nombre. Rien de désintéressé dans cette entraide, mais un geste d’une nécessité absolue face aux rigueurs de la vie.
Évidemment, la dernière demi-heure du film, celle où Tatsuhei accompagne sa mère jusqu’au sommet de la montagne et l’abandonne à son funeste destin, est de loin la plus poignante et la plus riche en émotions. Le film y puise toute sa force et sa dimension symbolique prend enfin tout son sens. Un tour de force réalisé pratiquement sans dialogue, illustré par un paysage de début d’hiver magnifique et une économie de moyens qui force le respect. Tout est dans la gestuelle des personnages, dans leurs postures ou leurs regards. L’amour entre cette mère admirable de volonté et de courage et ce fils exemplaire explose littéralement à l’écran et illustre à merveille cet esprit typiquement japonais que l’on peine parfois à saisir. Pourtant Shoeï Immamura n’est pas dupe et n’hésite pas à proposer un contrepoint terrifiant dans une scène qui aurait pu briser cette image d’Épinal d’une tradition ancestrale japonaise parfois exaltée à outrance. De retour vers son village, Tatsuhei croise un voisin venu également accompagner son père à Narayama, l’homme a été littéralement ligoté, il crie, pleure supplie, s’accroche comme un forcené à son fils, qui dans un ultime geste de désespoir le pousse dans le vide. Le courage et la dignité d’Orin-Yan, dont la neige recouvre la blanche chevelure, semblent ici s’opposer à la terreur et aux cris d’un vieil homme épouvanté à l’idée de mourir seul dans ce lieu de désolation. Une vision contrastée et complexe d’un Japon ancestral, qui met quelque peu à mal la conception canonique du bushido. Un monde où le poids des traditions (et donc le regard de la communauté) compte tout autant que l’abnégation, mettant ainsi à mal le supposé raffinement d’une société japonaise parfois faussement idéalisée par les occidentaux. Cette absence de manichéisme, cette complexité du propos, bien au-delà des qualités formelles du film, font de La ballade de Narayama une œuvre majeure du cinéma japonais.
Les images que je vois du film sont belles et marquantes. Le fils portant sa mère sur le dos au centre d’un espace où partout autour les squelettes s’éparpillent. Mais ce sont là des photogrammes de La ballade de Kinoshita, la version de 1958.
A propos du livre, apparemment Fukazawa qui publie en 1956 écrit directement sur ce qu’il connaît puisqu’il a lui-même vécu dans la région de Shinshu. Il a connu l’austérité (et a priori la violence) de ces communautés paysannes et l’évoque dans son récit même s’il l’a transposé dans un XIXe siècle médiéval.
Je n’ai pas vu le film de Kensuke Kinoshita ni lu le livre de Fukuzawa. Ce qui ne saurait tarder pour ce dernier, je suis dans ma période japonite aiguë.
Je retrouve dans ton article l’essentiel de ce film saisissant. Le choix du grotesque au détriment du pathétique pour représenter ces villageois (leur cynisme et leur vulgarité) fait étonnamment songer à Affreux, sales et méchants (Ettore Scola, 1976).
Je ne sais pas non plus si ce film est à l’origine de cette tendance asiatique à la dérision, mais on croirait après l’avoir vu que les simplets qu’aime à représenter Bong Joon Ho s’inspirent de La Ballade de Narayama.
Maintenant que j’y pense, tu as juste omis de parler de ces innombrables plans alternés sur des animaux qui copulent ou se dévorent pendant que les hommes font un peu la même chose.
Effectivement je n’ai pas parlé des plans animaliers. Ils sont là, me semble-t-il, pour souligner le rapprochement entre le comportement des hommes et celui des animaux, cette bestialité dont les villageois font preuve au quotidien. A noter que ce sont d’ailleurs souvent des serpents ou des rongeurs. On peut voir ça aussi comme une sorte de cohabitation relativement harmonieuse avec le monde animal, tout n’est pas blanc ou noir dans le film d’Imamura. Mais bon, ça rejoint ce que tu dis du film.