Werner Herzog, 2009 (États-Unis)
A la lecture du synopsis comme devant une partie du spectacle offert par Werner Herzog, on finit par s’interroger : cette histoire de flic à la limite de sombrer dans la criminalité, pourquoi la réécrire encore ? Et pourquoi les plus illustres noms du cinéma hollywoodien persistent-ils à s’y engouffrer (très récemment encore, La nuit nous appartient de James Gray, 2007, précédé par Miami vice de Michael Mann, 2005) ? De nombreux bons, voire très bons films, figurent parmi ceux cités ici, mais un certain ennui peut aussi apparaître : personnellement, je ne peux m’empêcher de rire en voyant Collin Farell et sa moustache gauloise avouer dans un élan de réflexion lui donnant des rides au front : « Parfois, je ne sais plus bien si je fais partie des bons ou des méchants » (Miami vice ; citation approximative).
La tentation est justement peut-être de se mesurer à cette tradition-là, qu’il faut évidemment faire remonter à l’apparition du film noir sur les écrans américains. Dès lors, le travail de l’Allemand Herzog apparaît comme une variation, peut-être une tentative de perversion de ce canevas presque aussi vieux que le cinématographe lui-même. Mais parvient-il réellement à faire subir à ce genre une déviation ?
Les plans sur des reptiles forment le motif récurrent le plus évident dans ce film. Ces animaux à sang froid, qui se glissent et se tapissent, seront filmés de très près plusieurs fois dans le récit, la caméra se plaisant à nous montrer cuir et écailles, surfaces étranges et repoussantes. C’est d’ailleurs un serpent se glissant avec grâce dans l’eau boueuse de la crue due au cyclone Katrina qui nous guide vers le lieu du récit au tout début de Bad Lieutenant. Nous atterrissons dans une geôle où un prisonnier a été oublié : l’officier McDonagh (excellent Nicolas Cage) entre avec un collègue (Val Kilmer) et le pauvre bougre les supplie de les sortir de sa cellule, menacé par la crue des eaux. Une vague inquiétude nous saisit en entendant les propos des deux flics, peu résolus à tacher « un caleçon à 50 dollars » pour sauver une fripouille : veut-on nous montrer dès le début les frères de ce serpent, des hommes sans aucune humanité ? On le croit, jusqu’à ce que McDonagh, moins héroïque que victime d’une impulsion, plonge. Fin brutale de la séquence d’exposition, et la caméra se rallume devant la cérémonie au cours de laquelle le « good » agent se voit promu au rang de « lieutenant » : on apprend qu’il s’est blessé au dos en sauvant ce prisonnier et il devra sa vie entière expier par la souffrance et la médication son geste.
Le qualificatif « bad » sera enfin expliqué lors d’un magnifique plan long de nuit : la caméra se trouve aux côtés de l’officier dans sa voiture, prédateur en attente d’une victime encore inconnue, qui doit sortir de la boîte de nuit « Gator’s retreat » (« repaire de l’alligator »). La voiture démarre lorsqu’un jeune couple en sort, visiblement ivre ou drogué, regagnant la voiture du jeune homme propret dans laquelle on imagine que celui-ci va bientôt découvrir les quelques rares parties du corps de sa compagne encore vêtues. Le véhicule du flic/reptile frôle le couple inconscient de la menace et le gyrophare s’allume lorsque les deux jeunes se trouvent coincés sur le parking obscur où ils se sont garés. Cage sort alors et le spectateur retient son souffle pendant toute la suite de la séquence, au cours de laquelle McDonagh force les jeunes toxicos à lui céder leur drogue avant de s’accoupler avec la petite dévergondée à la voix « hilton-ienne », contraignant le jeune homme à les regarder. L’enfer de McDonagh sera donc sa toxicomanie, née de son geste initial (il s’agit pour lui de soulager sa douleur au dos après son acte de bravoure).
Le reste du film apparaît comme une irrémédiable plongée dans la drogue et les actes illégaux pour payer, subtiliser ou rembourser ce produit. Les passages les plus époustouflants figurent dans les moments où McDonagh plane et commence à avoir des visions (on songe à Aguirre, 1972, et au réel qui dérape en fin de film : têtes coupées trop bavardes…) : lorsque ses collègues sont en observation secrète en face d’une maison où se terre un méchant, il arrive et demande ce que ces iguanes foutent sur la table : les autres ne les voient pas, mais nous les voyons avec lui, qui ne peut s’empêcher de pencher son regard vers eux (et donc vers nous) ; la mini-caméra est tout contre la peau des deux iguanes et le personnage mal à l’aise apparaît en contre-plongée à l’arrière-plan ; rien de plus fascinant que cet acteur si connu subissant cette image à la précision documentaire, qui saisit sa peau blafarde avec tant de détails que la mythification dont il fait habituellement l’objet éclate. Habituellement, c’est pour mieux s’éloigner encore de tout statut de personne que les vedettes hollywoodiennes transforment leur apparence : Johnny Depp dans Las Vegas parano (Terry Gilliam, 1998), Charlize Theron dans Monster (Patty Jenkins, 2003) ne s’enlaidissent que pour notre plus grande admiration (ils n’en sont que plus beaux lorsque nous les revoyons sur papier glacé). Ici, nous voyons la créature Nick Cage et sa vraie peau juxtaposée à celle de deux autres bêtes.
L’issue heureuse pour McDonagh apparaît comme franchement parodique : ses ennemis s’entretuent, les plaintes dont il est accusé s’envolent et ses paris lui rapportent enfin, ces bonnes nouvelles tombant aussi brutalement que le happy end grinçant du Dernier des hommes de Murnau (1924). Il accède au rang de capitaine et quitte enfin ce statut de lieutenant qui aura été son enfer ; sa compagne prostituée et toxicomane (Eva Mendes belle-et-tais-toi) apparaît un an plus tard enceinte devant leur nouvelle demeure de carte postale louisianaise. Mais ça ne s’arrête pas là heureusement : Herzog retourne, pour sa dernière séquence, la scène de prédation face à la boîte de nuit, changeant seulement le couple de jeunes victimes que le flic terrorisera. Juste après, McDonagh semble au plus bas, dans une chambre d’hôtel, devant son rail de coke, mais par symétrie il sera finalement sauvé (pour un temps) par le garçon de chambre qui rentre et se présente : il s’agit du prisonnier qu’il a sauvé au début du film. Ce double de McDonagh semble avoir connu une trajectoire inverse, puisqu’il dit être sorti de sa toxicomanie, comme si le héros avait pris sur lui les maux de cet homme en plongeant au début du film. Cet étrange couple se retrouve pour le dernier plan assis dans un aquarium géant, conversant en paix au milieu des requins. McDonagh, malgré quelques répits, vivra dans sa vallée de larmes, hésitant toujours entre élans altruistes et individualisme le plus brutal (celui du toxicomane en quête de sa dose).
Tout ceci montre à quel point le film est bien tenu, extrêmement réfléchi dans sa composition. Les scènes sur lesquelles je me suis attardé demeureront dans ma mémoire, comme celle de la poursuite en voiture sous un véritable déluge reste associée pour moi à La nuit nous appartient. Herzog apporte bien sa touche folle et amorale au canevas du film noir. Mais je pense également qu’une partie de cette œuvre, comme presque l’ensemble du film de James Gray, sombrera dans l’oubli : peut-être est-ce dû à ce thème du flic dévoyé un peu trop rebattu à mon sens..
Bien sûr on peut ne considérer ce « bad leutenant » que sous le label de série B bien tenue et « extrêmement réfléchi dans sa composition » pour n’en laisser que quelques traces en mémoire. On peut aussi s’amuser à revenir à la Nouvelle Orléans nager à nouveau avec les alligators pour admirer comment Herzog parvient finalement à faire totalement oublier le supplice judéo-chrétien infligé par Ferrara.
Article intéressant (lignes sur la peau reptilienne de Cage) mais qui omet deux dimensions essentielles du film : son humour, souvent noir, et son caractère mélodramatique, avec la belle histoire d’amour entre ce « ripou » et sa « prostipute » (Eva Mendes dans l’un de ses meilleurs rôles, tout sauf « belle-et-tais-toi »), en écho à celle de Nosferatu, fantôme de la nuit ; pour le reste, Herzog délaisse le dolorisme « catho » de Ferrara mais retrouve ses fondamentaux : quête existentielle d’un aventurier halluciné – au propre et non au figuré – dans un enfer très familier, urbain et végétal…
Contrairement à la plupart des polars hollywoodiens, ceux de Gray et Mann et a fortiori ceux qui sont sans caractère, Herzog surprend par son maniement de la caméra et par des choix que l’on dira « assez peu américains ». Non seulement ces plans d’iguanes complètement insolites (et cadrés, tu le notes, avec Cage en arrière-plan) mais également ces saillies caméra à l’épaule qui suivent Cage au plus près et dans des scènes où habituellement la réalisation se cantonne à quelque chose de très posé, carré, bien propre.
C’est par exemple, la promotion filmée en contrechamp dans le dos de l’acteur. On verra plus tard le plan opposé, cadré et sous-verre, une photo du lieutenant avec sa médaille. La caméra à l’épaule insuffle une nervosité inattendue : le stress d’une reconnaissance qui n’est pas méritée, d’une usurpation ou d’un mensonge que le flic, sur l’estrade et à la vue de tous, craint de voir révélé en public (on ne lit toutefois rien de tel sur son visage très fermé). Ce plan de dos et la photo qui le complète intéressent également pour dispenser Herzog du plan frontal sur le policier promu, un plan regard caméra qui renverrait à une fierté et à une intégrité que le « bad lieutenant » n’a évidemment pas (sans compter le drapeau américain -et toute la symbolique impliquée- habituellement présent sur ce type de portrait).
Les interrogatoires sont aussi filmés caméra à l’épaule (avec un ou deux changements de focale je crois) ce qui ajoute une nervosité autre que les montages un peu mécaniques (le plan par seconde) traditionnellement dispensés dans les films et les séries (40 000 km de scènes d’interrogatoire).
Toujours dans le très remarquable, un plan à la grue qui commence au sol avec cet alligator retourné sur la chaussée et qui s’élève ensuite pour montrer dans une perspective toute cocasse l’accident provoqué. Et puisque, Romain, tu fais carrément de Nicolas Cage l’équivalent du reptile, comprenons que l’intrusion de la bestiole sur le bitume est aussi malvenue que celle du lieutenant sur la scène, ce dernier cherchant auprès d’un collègue honnête (donc mauvais choix) à effacer un pv pour rendre service à son bookmaker.
Cinq ans après avoir vu le film au cinéma, je réviserais bien ma copie en effet. Je me souviens toujours en détails des plans avec les reptiles, mais l’atmosphère générale qui me reste en mémoire est plutôt comique, comme M. Mattei le relève. Si j’avais le courage de réécrire cet article, je ferais certainement quelque chose sur l’aspect non hollywoodien et parodique d’un film qui avait tout sur le papier pour être une oeuvre-hommage à la tradition du film noir américain.