Au-delà des montagnes (Shan he gu ren)

Jia Zhang-Ke, 2014 (Chine)

A touch of sin (2013) fragmentait les territoires, interrompait l’élan des personnages, rompait leurs destins. Il rendait compte de la violence du séisme qui, depuis que la Chine a entamé la fusion du communisme et du capitaliste et qu’elle a fait de ses littoraux les plus grands carrefours de la mondialisation, n’a cessé de transformer ses paysages, de bouleverser la société chinoise et de creuser les fractures entre le peuple et l’élite. De façon plus générale, dans le cinéma de Jia Zhang-Ke (Still life en 2007 ou 24 City en 2009), c’est toujours de cette onde de choc et de ses répliques dont il est question. Et dans Au-delà des montagnes, de Fenyang à Beijing, les fissures énormes sillonnent toujours le territoire.

La Chine en pleine mutation y brise les hommes et leurs familles comme sur une chaîne industrielle. Tao, interprétée par Zhao Tao l’épouse du cinéaste et dont le prénom en chinois signifie « vague » (onde plus douce que celle évoquée plus haut), est une jeune vendeuse qui travaille dans la boutique d’électroménager de son père. A la veille du passage du second millénaire, Tao prend plaisir à sortir aussi bien avec Liangzi (Jing Dong Liang), l’ouvrier de la mine plutôt réservé, et Jinsheng (Yi Zhang), le petit patron tout en démonstration. L’époque est cependant au clinquant et après que les feux d’artifice éclatent haut et qu’une multitude de scintillements tombe du ciel pour la nouvelle année, Tao choisit… Jinsheng. Assez rapidement, une scène dit tout de leur future vie de couple. Jinsheng amène Tao et Liangzi en ballade dans sa nouvelle voiture (il se serait bien passé de l’ouvrier et ne manque pas de le faire savoir). Puis un plan rapproché montre Jinsheng assis à côté de Tao qui a pris le volant et essaye la voiture sur un chantier. Malheureusement la course se finit quand la jeune femme cogne un poteau et casse la berline rutilante. L’expérience est amusante, un bref moment, amère bien vite et Jinsheng ne la rendra jamais heureuse.

Si Jia Zhang-Ke segmente depuis longtemps les vies et les espaces parcourus, il n’avait pas encore travaillé sur le temps long comme il le fait dans cette histoire-ci. Quatre personnages y sont décrits, deux générations sur trois époques. En 1999, 2014 et 2025, la première et la troisième partie éclairant la partie centrale, le temps présent sur lequel le cinéaste s’est toujours concentré. Il met alors en scène un triangle amoureux qui éclate dans la partie introductive (avant que le titre du film apparaisse) et quinze ans plus tard cède sa place à deux foyers, celui de Liangzi dont on ne voit jamais le bonheur malgré une femme et un bébé, et celui de Tao et de Jinsheng qui a fait fortune grâce au charbon et à la corruption. Puis, en 2025 en Australie, la situation change à nouveau : Jinsheng s’est réfugié avec tout son argent et son fils Dollar (Dong Zijian). Tao, elle, est restée en Chine, seule.

Le film s’ouvre génialement par un mouvement de caméra qui avance de trois-quart haut et nous laisse pénétrer dans une salle de spectacle. Tao danse avec joie au milieu d’un groupe une chorégraphie moderne et un peu nulle sur Go West des Pet shop boys. Vingt-cinq ans plus tard, l’euphorie a disparu. Le cinéaste clôt son film, tout aussi génialement, sur la même chorégraphie et la même chanson en off. Tao est seule. Elle vient de promener son chien sur les rives du Fleuve Jaune complètement gelé et entame tristement sous la neige les mouvements de danse tandis que Go West résonne depuis le passé.

Au-delà des montagnes surprend encore par ses accidents : un camion bloqué à cause d’une trop lourde cargaison de charbon ou le crash d’un avion sous les yeux éberlués de Tao. Le film témoigne ainsi de ruptures évidentes : sociales, historiques, linguistiques, affectives. Mais en dépit de toutes ces interruptions (auxquelles participent dans une même logique le resserrement des cadres et le morcellement des plans), en dépit de ces heurts et de ces malheurs, certains liens même invisibles ne disparaissent pas. Dollar tout jeune homme, qui depuis longtemps rompt toute relation avec son père, regarde les ondes de l’océan et rêve à la Chine, à son foyer et à sa mère.

2 commentaires à propos de “Au-delà des montagnes (Shan he gu ren)”

  1. Très belle introduction à ce film qui mérite amplement le déplacement. Comme tu le soulignes, Jia est le cinéaste des fractures, qu’elles soient politiques, sociales, économiques et désormais sentimentales. Sous son objectif expert, elles sont en tous points magnifiques.

  2. Tu décris bien les bouleversements que Jia Zhang-Ke met en scène. Pour ma part, j’ai trouvé que c’était un film émouvant et d’une maîtrise formelle très impressionnante (l’écoulement du temps décrit au travers de formats différents, le travail sur la composition des plans, etc.), mais j’ai certaines réserves sur le fond et notamment sur le personnage caricatural du père capitaliste. J’explique cela plus en détail chez moi où j’ai chroniqué le film.

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