Jean-Luc Godard, 1960 (France)
À bout de souffle est depuis plus de soixante ans une respiration pour le cinéma et pour le spectateur. Son ton, sa liberté, ses choix de mise en scène qui semblent dégagés de toute contrainte et sa réussite avec si peu rendent le film étonnamment frais encore aujourd’hui. On a l’impression d’un film de copains et pour cause : François Truffaut rédige le synopsis, Claude Chabrol dispense ses conseils techniques, Jean Domarchi et André S. Labarthe qui écrivaient pour les Cahiers figurent au casting dans de petits rôles… À bout de souffle doit certainement tout à l’expérience des Cahiers du cinéma et Godard ne manque pas d’y faire un clin d’œil avec cette petite vendeuse qui essaie d’en faire la promo auprès de Belmondo (« Vous n’avez rien contre la jeunesse ? »).
À bout de souffle raconte l’histoire de Michel Poiccard, un petit truand incarné par Jean-Paul Belmondo. Son personnage emprunte de l’argent, en chipe à d’autres, se déplace en voitures volées comme d’autres prennent le bus et, dès le début, tue un flic qui l’avait filé de trop près. Michel est vite repéré par les autorités mais, plutôt que de disparaître, passe le film à vouloir convaincre Patricia de partir avec lui à Rome. Aux côtés de Jean-Paul Belmondo, alors en tout début de carrière et encore très peu connu, Jean Seberg (dans le rôle de Patricia) est une lumière qui happe tout, Michel, ses hésitations amoureuses et toute l’attention du spectateur. Après s’être fait remarquée dans le rôle titre de Sainte Jeanne d’Otto Preminger (1957), elle était à l’inverse en pleine ascension. Sa silhouette, t-shirt du New York Herald Tribune sur le dos, sa candeur, son accent, sa nuque… Godard ne lui a pas simplement donné un des deux rôles principaux, il a fabriqué avec elle une icône.
De là, on pourrait croire à un simple polar. Après tout, le noir et blanc, le jazz de Martial Solal qui accompagne les déambulations urbaines, les multiples références au genre (Jean-Pierre Melville dans le rôle du romancier interviewé, Parvulesco, ou Humphrey Bogart pris pour modèle pour le personnage de Belmondo) font incontestablement d’À bout de souffle un film policier. Pourtant, Godard s’en détourne largement au point de ramener la trame décrite à l’arrière-plan et cela jusqu’à ce que l’inspecteur Vital (Daniel Boulanger) ne vienne redonner un coup de pression et précipiter la fin du film. Entre temps, passer la séquence d’introduction, Godard prend son temps avec Michel et Patricia, les fige presque dans leur relation brouillonne dont on ne sait, à cause de dialogues un peu vains (et quelques répliques cultes), sur quoi elle peut aboutir. Michel veut coucher avec elle et l’emmener loin. Patricia le repousse, l’esquive grâce à des rendez-vous professionnels qui le tiennent à distance, lui avoue qu’elle est enceinte de lui sans que l’on sache ce qu’elle souhaite faire de l’enfant… puis cède à son charme… avant de finalement dénoncer Michel pour des raisons aussi absconses que leur relation, pour le pousser à fuir lui avouera-t-elle. « – Je ne veux pas être amoureuse de toi. J’ai téléphoné à la police pour ça. Je suis restée avec toi pour être sûre que je t’aimais. Ou que je ne t’aimais pas. Et puisque je suis méchante avec toi, c’est la preuve que je ne t’aime pas. »
Quand les scènes ne se déroulent pas en intérieurs (chambres et bars…), le décor, c’est la rue. On s’amuse alors de voir les gens se retourner quand passent Belmondo et Seberg, la caméra et la petite équipe technique les précédant. Parfois, presque à la manière d’André Sauvage dans ses Études sur Paris (1928), Godard filme simplement les Parisiens, notamment quand il profite du cortège, avec motards et voitures, du président américain Eisenhower en visite officielle. Quelques plans pris à la volée, d’un balcon, s’attardent sur les passants avant que la caméra ne descende elle-même suivre Belmondo au milieu d’une rue bondée.
Il l’a aimé et l’a même marqué au talon, mais Godard finit par condamner son admirable anti-héros. D’ailleurs, pour être sûr qu’il n’y ait pas d’ambiguïté là-dessus, il s’en charge lui-même en apparaissant à l’écran dans le rôle du délateur. Le modèle du film noir est suivi jusqu’au bout et l’happy end catégoriquement rejetée. À moins qu’il faille chercher une autre raison, que Godard n’ait éventuellement pas supporté l’impertinence de Michel adressée à la petite vendeuses des Cahiers. Alors que le jeune réalisateur pouvait manquer lui-même de souffle au tournage (on a dit que durant certaines journées écourtées, il avait du mal à savoir quoi ou comment tourner), il jette Michel hors de sa planque et, dans un dernier plan devenu célèbre, le pousse à courir, la caméra lancée à ses trousses, jusqu’à ce qu’il perde haleine et s’effondre sur le bitume devant des passants réellement médusés.

