Les amants du Pont-Neuf

Leos Carax, 1991 (France)



Michèle (Juliette Binoche) a besoin de contempler une dernière fois un autoportrait de Rembrandt, mais à la bougie pour ne pas avoir les yeux brûlés par des lumières trop vives. La peinture du maître hollandais rappelle la vie de la fille perdue, en demi-teintes. Bien que retenue par quelques raies de lumière, Michèle, sur le modèle des personnages représentés par Rembrandt, est envahie par l’obscurité. Il fallait aussi que ce fût un autoportrait qu’elle admirât, que ce visage abîmé par les aspérités de la peinture fût un miroir pour elle. Alors qu’elle devient aveugle, les yeux du peintre la renvoient à son passé. La cécité progressive est une métaphore pour Carax, c’est un seuil, le basculement dans la marginalité (le pansement est une astuce répétée pour indiquer une fêlure et le manque de discernement qu’elle entraîne : l’œil de Binoche, le nez de Nicholson, le front de DiCaprio [1]). Entre deux rives, Michèle élit donc domicile sur un pont, le Pont-Neuf en travaux à ce moment-là.

Leos Carax introduit son film par une visite du centre d’accueil pour les sans-abris de Nanterre. Le ton est naturaliste et l’information brouillée car le documentaire perce la fiction en divers endroits (le dialogue entre Denis Lavant et un SDF donnant lieu à un beau lapsus, « … pendant qu’il est trop tard »). Les blessures et les attitudes rendent le film âpre (cécité, claudication, ivrognerie, la détresse d’Alex à se rapper le visage contre le bitume). Distants de l’utopie de Renoir (Boudu sauvé des eaux, 1932), du conte de Rohmer (Le signe du lion, 1959) et plus désespérés que les récents délogés de Molia (Huit fois debout, 2010), les clochards du Pont-Neuf ont toutefois dans leur nuit quelque fulgurance.

Dans une réalisation enlevée, les feux d’artifices du 14 juillet 1989 donnent à la brusque joie du couple les lumières qu’il manque à leur quotidien. Le ciel d’étincelles fait aussitôt penser aux touches de pinceaux des toiles impressionnistes (le boulevard Montmartre ou les ponts rouennais de Pissarro). Paris, réelle ou factice (puisque le Pont-Neuf a été reconstitué près de Montpellier [2]), reprend les couleurs plus convenues du romantisme (auquel s’accorde d’ailleurs le feu d’Alex lorsqu’il fait tout pour garder Michèle à ses côtés). Liesse et taches de couleurs sont au milieu du métrage, sévère et presque éprouvant, un vecteur d’abstraction. La dernière séquence un peu ratée ne dément pas cette fuite du réel. Guéris et réparés, Alex et Michèle sont recueillis, non par des marchands de sable, mais par ceux qui le transportent le long de la Seine. Sur la péniche (L’Atalante de Vigo ?), naïvement, le couple devient figure de proue.




[1] Chinatown de Polanski (1974) et Shutter Island de Scorsese (2010).
[2] Sur les difficultés du tournage, lire entre autres l’entretien de Juliette Binoche et le propos de Carax pour les Cahiers du cinéma, Hors-série, 1991, Une année de cinéma vue par les Cahiers, p. 72-75.

Une réponse à “Les amants du Pont-Neuf”

  1. L’exemple même de ce que Truffaut appelait les grands films malades. Denis Lavant / Juliette Binoche, le couple de Mauvais sang que l’on retrouve peut être au bord de l’abîme, prêt à sauter, les corps meurtris entre fulgurances, virées lyriques et pinceaux jaunis. Au loin, au bout du pont, c’est la Samaritaine que l’on aperçoit…

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