Sans Soleil

Chris Marker, 1983 (France)

MACHINA MEMORIALIS

« De ce dimanche, l’enfant dont nous racontons l’histoire devait revoir longtemps le soleil fixe, le décor planté au bout de la jetée, et un visage de femme. » Ces mots sont au début de La Jetée réalisé vingt ans plus tôt que Sans soleil (1962). Le soleil, la jetée, le ou les visages de femmes sont aussi dans Sans soleil.

« Sans Soleil est marqué par le retour, d’images, de thèmes. Rien n’est cité une fois. Tout revient. Comme le souvenir. Rien n’est là tout seul parce que ça tourne en rond. Le film est composé comme le chignon de Kim Novak dans Vertigo ». Fait longtemps après le film, ce commentaire de Florence Delay, la voix off de Sans Soleil (la Jeanne d’Arc de Robert Bresson, 1962), signale une caractéristique du documentaire, sa construction par répétitions, aussi bien par les images que dans le texte lu (« Il m’écrivait » revient comme une anaphore). Une autre caractéristique réside dans les temps variés que Marker assemble. Comme dans une spirale, une autre, sur laquelle le temps défilerait. Dans le film, Florence Delay évoque Sei Shônagon, dame d’honneur attachée à la cour japonaise au XIe siècle tandis qu’à l’écran une fusée surgit de l’océan vers le ciel, le nom de Polaris peint sur le fuselage. Sur des boucles différentes de la spirale, les temps se côtoient. « Il m’écrivait : « J’aurai passé ma vie à m’interroger sur la fonction du souvenir, qui n’est pas le contraire de l’oubli, plutôt son envers » ». La spirale tient aussi du ruban de Moebius où, même avec l’index pointé le long des courbes, de l’endroit ou de l’envers, on n’est plus très sûr de savoir quelle face ont est en train de suivre.

Sei Shônagon, quant à elle, écrivait dans une de ses listes, parmi les « choses qui ne font que passer » : « Un bateau dont la voile est hissée. L’âge des gens. Le printemps, l’été, l’automne et l’hiver ». D’autres choses qui ne font que passer : trois enfants sur une route d’Islande en 1965, l’image du bonheur pour Chris Marker. Ce plan est tourné lors d’un voyage d’Haroun Tazzief avec qui Marker est ami. Le commentaire nous dit la difficulté de monter ce plan : avec quelle image autre qu’un fondu au noir associer ces trois enfants ? Plus loin dans le film, on trouve des images que l’on a pu voir chez Werner Herzog (Au fin fond de la fournaise, 2016) : la ville d’Heimaey sur les îles Vertmann où se trouve l’Eldfell qui engloutit sous ses cendres routes et habitations. L’éruption a eu lieu en 1975, mais si on l’ignore, il est facile d’imaginer le sort réservé par le volcan islandais aux enfants. Ailleurs, un désert et des carcasses desséchées donnent une autre idée de fin du monde.

On voit des personnes dormir profondément ou somnoler lors d’un long trajet d’une île à une autre. « L’attente, l’immobilité, le sommeil morcelé, tout cela renvoie à une guerre passée ou future ». Dans Sans Soleil, des éléments épars nous ramènent à La Jetée. C’est par exemple le petit bar La Jetée à Shinjuku ou bien la jetée d’embarquement de Fogo au Cap Vert. Là-bas la caméra cherche à croiser le regard de ce « peuple de rien, peuple du vide », ces errants, pêcheurs et voyageurs en transit. Dans La Jetée, la caméra cherche à croiser le regard d’Hélène Châtelain, dans le bruit de l’aéroport à Orly, au calme et à son réveil dans son lit.

Les listes de Sei Shônagon, les collections d’images de Marker. D’un carnaval africain à une fête de quartier asiatique. De la chair des émissions du soir à la télé japonaise au visage du pape. Le montage est taquin. Puis derrière Jean-Paul II, les phallus géants d’une exposition déroutante sur la fertilité. Des chats japonais, un émeu francilien, une girafe assassinée (horrible scène), des chouettes partout (et la gueule du requin géant sur l’affiche des Dents de la mer de Spielberg, 1975), puis des poupées, la politique (rassemblements de droite et de gauche au Japon, lutte d’indépendance en Guinée Bissau), des danseurs, le cinéma, de Brigadoon (Minnelli, 1954) aux Visiteurs du soir (Carné, 1942), en passant par Brando et Apocalypse Now (Coppola, 1979), la « Zone » et Stalker (Tarkovski, 1979). Les temps se télescopent encore : devant cette chaîne humaine à porter des caillasses sur un chantier cap verdien alors que la musique expérimentale d’un synthétiseur couvre la scène d’un son futuriste. Marker enchaîne avec les automates à circuits intégrés d’un salon de la robotique tokyoïte. « Il m’écrivait d’Afrique. Il opposait le temps africain au temps européen mais aussi au temps asiatique. Il me disait qu’au XIXe siècle, l’humanité avait réglé ses comptes avec l’espace et que l’enjeu du XXe siècle était la cohabitation des temps ».

La mémoire joue parfois des tours. Chez Marker, au XXe siècle finissant, le cuisinier Yamada qui pratique « l’art difficile de l’action cooking » et les mots suspendus de Bacho me conduisent à tirer un souvenir de spectateur, celui du dessin animé heureux d’Isao Takahata citant lui-même le poète du XVIIe siècle, Mes Voisins les Yamadas sorti à la fin du millénaire (1999).

Le titre du documentaire est une référence au compositeur russe Moussorgski, Sans Soleil, « un cycle de mélodies pour voix et piano » dont on entend des extraits, parfois réarrangés (Isao Tomita au synthétiseur, Arielle Dombasle au chant). Mais en dehors de ce cycle musical presque dépressif, que nous dit encore le titre ? « Sans soleil » parce qu’on est dans la boîte crânienne de l’auteur ? Tout n’y est pas totalement obscur puisque les regards droits dans les yeux, les visages, les sources d’émerveillement du monde sont autant de rais de lumière. Tout est cependant de passage, un vingt cinquième de seconde à l’écran ou un peu plus. Ou bien « Sans soleil » car le fil de ces pensées exposées est aussi un chapelet de rêves dans un immense rêve collectif. On repense aux Japonais les yeux fermés dans le ferry et le métro. On repense à Davos et à son masque sur les yeux rêvant le passé à revisiter. « Sans soleil » enfin comme l’aveu d’un échec, celui de collecter les souvenirs et d’investir la mémoire. Le poème vidéo de Chris Marker ressemblerait alors à L’Invention de Morel : géniale invention générant sa propre douleur, une machine mémorielle (« Machina memorialis ») produisant les images d’un bonheur insaisissable. « Sans soleil », mais la mélancolie. Et avec un très léger delay, on entend Florence Delay : « Un seul film avait su dire la mémoire impossible : Vertigo ».

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