Dominique Cabrera, 2025 (France)
SUR LE CHIGNON DE MADELEINE
Dominique Cabrera fait un film de famille où chacun se retrouve et s’émeut de découvertes et de retrouvailles. Le cinquième plan de la Jetée est proche de nous et plaît pour cela, des souvenirs évoqués et des moments simples partagés en famille. Mais le documentaire, parfait écho « markerien », s’inscrit dans quelque chose de plus complexe et de tout à fait passionnant. La réalisatrice revient en salle de montage pour revoir les images de La Jetée, elle les sélectionne et les scrute et, en l’occurrence, ce cinquième plan. La Jetée (1962) est un court métrage d’anticipation de Chris Marker construit comme une boucle temporelle. Il s’inspire en partie de Sueurs froides d’Alfred Hitchcock (1958) et à son tour a inspiré d’autres cinéastes, de façon significative Terry Gilliam avec L’Armée des douze singes (1995). Le film de Marker est singulier et fascinant, rien de surprenant, son réalisateur est lui-même singulier et fascinant. On peut donc comprendre que La Jetée puisse obséder le spectateur. Cependant, là c’est autre chose. La poussée de fièvre de Dominique Cabrera n’est pas simplement cinéphile.
« Et lorsqu’il reconnut l’homme qui l’avait suivi depuis le camp souterrain, il comprit qu’on ne s’évadait pas du Temps, et que cet instant qu’il lui avait été donné de voir enfant, et qui n’avait pas cessé de l’obséder, c’était celui de sa propre mort. »
La documentariste cherche à vérifier ce qui a été fixé sur la pellicule, au cinquième plan. En effet, sur la grande jetée d’Orly, là où commence et se clôt justement La Jetée, appuyés contre la rambarde, se trouveraient son cousin, alors enfant, ainsi que son oncle et sa tante. C’est en tout cas la conviction du cousin, Jean-Henri, qui, voyant bien plus tard le film avec sa fille à la cinémathèque, croit se reconnaître, lui et ses parents alors disparus. L’expérience le marque, ce que l’on comprend : d’abord le spectateur a fait face aux fantômes bien réels de ses parents, un souvenir lointain projeté à l’écran est ramené plus vif à l’esprit, enfin un travail de mémoire est initié là par le biais d’un film qui a pour sujets principaux la mémoire et le temps… Une fois que l’on en saisit toute la portée, la mise en abîme captive. La jetée d’Orly n’est alors plus un lieu. C’est un nœud du temps où, à chaque projection, se rencontrent à nouveau l’équipe de Marker en plein tournage et la famille de la réalisatrice. Un hasard jeté sur la courbe d’une spirale que le film documentaire se plaît à dérouler. Un nouveau point de départ sur le chignon de Madeleine (puisque de Vertigo il est aussi question).
« Il y a la vie et il y a son double. »
Ceci n’est donc pas que l’histoire d’un homme (par opposition à ce que dit le narrateur Jean Négroni au début du court de Marker), mais de plusieurs, et de femmes, et de films. L’enquête menée commence avec le cousin assisté de sa fille, puis différents membres de la famille sont convoqués. Ils voient le film, comparent les plans et les photos familiales, cherchent à reconnaître l’un ou l’autre… On se renseigne sur l’agenda de tournage de La Jetée (avant celui du Joli mai, ou bien après ?) et sur celui des sorties familiales à Orly (les parents y amenaient les enfants pour voir les avions en partance mais aussi pour voir s’ils ne reconnaissaient pas des Pieds-noirs débarquant sur le tarmac). Mais les images de Marker subjuguent, l’enquête fait alors des écarts : soudain on se rend compte que Davos Hanich (le personnage principal de La Jetée) ressemble au cousin Jean-Henri. Plus loin, la beauté d’Hélène Châtelain nous perd. Dominique Cabrera fait des liens, va de coïncidences en trouvailles…
Avec Le cinquième plan, la réalisatrice raconte une histoire intime, celle de sa famille rentrée d’Algérie en 1962. Le documentaire, qui porte presque ironiquement sur un film de fiction d’un réalisateur surtout connu pour ses documentaires, raconte aussi Marker dont on retrouve la silhouette, le visage et l’être aimé. Quelques jours avant sa mort, Pierre Lhomme, qui coréalise Le Joli Mai avec Marker, est interrogé. Puis un assistant, la fille de Davos, Catherine Belkhodja la voix de Level five (1996), Florence Delay la voix de Sans soleil (1982)… À force de questionnements et de recherches, des éléments de la vie mystérieuse de Chris Marker se dévoilent. Dominique Cabrera nous révèle par exemple pourquoi le réalisateur minimisait son court d’anticipation, une petite chose soit disant filmée sur les temps morts du tournage du Joli Mai. Et dans une poche de papier froissé apporté à la réalisatrice, on découvre le cadeau que lègue Marker à Hélène Châtelain avant de mourir. Chose impensable, personne ne semble y avoir jamais prêté attention… Dans la poche, la plus belle chose : des rushes qui de plusieurs façons font sens et font chuter Marker comme le Scotie d’Hitchcock et le spectateur avec dans la spirale.
L’invitation de Dominique Cabrera, cinéaste qui aime jeter des ponts entre deux rives, intrigue et me fascine d’autant plus que j’ai revu le film de Marker il n’y a pas si longtemps. Très envie de le voir.
Ah oui, sans savoir qui était la réalisatrice, j’étais à fond dans cette double enquête. Je ne peux que t’encourager à le voir tant qu’il est dispo sur Arte. Et puis Le cinquième plan de la Jetée fait aussi un peu office de making of de La Jetée. Des plus intéressants.