Yves Robert, 1976 (France)
VERTIGE DE LA QUARANTAINE
Un éléphant ça trompe tellement que l’on pourrait croire à une comédie originale parfaitement au poil avec des acteurs irrésistibles, des dialogues ciselés par des esprits experts et une mise en scène pleine de malice. Mais vu une fois de plus, on se retrouve soudain devant, sinon le remake, au moins une déclinaison de Sueurs Froides (Vertigo, 1958), aussi habile qu’inattendue, idéalement occultée sous la moustache de Jean Rochefort et les idioties de ses amis.
Le film d’Yves Robert commence au faîte de l’incongruité et se termine par une chute, quoique la voix off de l’homme en robe de chambre rayée, au moment même où les étages défilent à l’arrière plan, argue du contraire. Dans Sueurs Froides, Scottie est fasciné par Madeleine, mais toujours elle lui échappe. Alfred Hitchcock fait alors de la chute une métaphore de son incapacité à la sauver et, poussant le vice jusqu’au non-dit croustillant, la métaphore de son impuissance. Dans Un éléphant ça trompe énormément, Scottie se nomme Étienne Dorsay. Il travaille à un poste haut placé dans les étages d’un ministère et, s’il est tant tracassé, c’est aussi à cause d’une femme. Yves Robert comme Hitchcock parle à sa façon d’impuissance, disons temporaire, sauf qu’il appelle cela la crise de la quarantaine. De même, dans Un éléphant, on monte et on descend beaucoup et de bien des façons : en empruntant les escaliers, l’ascenseur, l’avion, voire en toute fin en chute libre. Ces déplacements n’ont d’égal que le tracé en courbe du cœur d’Étienne, ce que pourrait naturellement confirmer le Dr Messina (Guy Bedos qui interprète Simon, le soupe au lait de la bande). En fait, ce tracé ondulatoire, fait de hauts et de bas, s’emballe à la vue de la dame à la robe rouge (Anny Duperey). Cette femme, qui est une mannequin (modelable) et se fait appeler Charlotte, Étienne la croise parce qu’elle fait une campagne publicitaire pour son bureau. Elle lui tape dans l’œil et sa vie de famille aimante et bien rangée, une épouse (Danièle Delorme) et deux ados, tout à coup s’affadit. Précisons pour parfaire le parallèle avec Madeleine/Judy dans Sueurs Froides, que Charlotte a des choses à cacher, car elle se prénomme en réalité Simone et est mariée. La femme désirée est donc double comme le modèle hitchcockien qu’abusivement je lui attribue.
Un homme troublé, un amour double et d’autres ressemblances. Ainsi, dans Un éléphant, Yves Robert fait à l’occasion des plans-portraits de personnages dont le profil se détache du cadre et qui, certes plus furtifs, moins iconiques que les médaillons d’actrices créés par Hitchcock dans quelques-uns de ses plus fameux films, me font malgré tout établir un lien. De plus, Robert utilise fatalement la couleur pour traduire la passion qui çà et là surgit ou exprimer d’autres émotions (rouge des robes, des roses, des arrière-plans pour n’en citer qu’une). Certains décors même rappellent à leur manière ceux de Vertigo. Par exemple, le rouge (toujours) partout sur les murs de l’Ascot, le bar visité sur les Champs-Élysées, répond à celui du restaurant Chez Ernie’s (mais à l’Ascot, un quiproquo fait ressembler la scène à une cinglante parodie). Les bouquets colorés de la boutique de Grant Avenue de San Francisco, Podesta Baldocchi, se retrouvent étonnamment dans la salle de bain d’Étienne, comme si c’est lui le quadra qui avait été sur le point de se métamorphoser pour mieux convenir à l’être aimé (à l’instar de Judy transformée en Madeleine quand elle sort de la salle de bain de l’hôtel dans une scène emblématique de Vertigo) ; cependant la situation tourne court et le rendez-vous espéré par Étienne est manqué. Encore, une promenade à deux dans un parc parisien fleuri semble reprendre la déambulation de James Stewart et de Kim Novak dans le cimetière de la Mission Dolores. Et l’Arc de Triomphe face auquel se tient Étienne avant de sauter de l’immeuble ne remplacerait-il pas dans sa suggestion phallique la Coit Tower qui sert de repère à Madeleine pour trouver l’appartement de Scottie ? Étienne saute de l’immeuble et, une fois l’infidélité passée, s’imagine démarrer une vie nouvelle, dans une phase d’ascension irrésistible et « triomphante » ; désir accompli et optimisme retrouvé le poussent à ce pas nonchalant dans le vide. Ajoutons un autre motif, une ou deux spirales d’escaliers pour rappeler celles de Saul Bass et l’escalier du clocher qui coûte tant à Scottie.
En outre, le personnage de Jean Rochefort n’est pas le seul à être pris de vertiges. Toute la bande d’amis connaît des sueurs froides. Quand il découvre que Marie-Ange s’est barrée avec les meubles et les enfants, Bouly l’infidèle en a les bras qui tombent (Victor Lanoux). Daniel qui cache son homosexualité à ses comparses essuie aussi un revers amoureux qui détrompera tout le monde (Claude Brasseur). Dans une moindre mesure, Simon, médecin hypocondriaque, ne cesse de se plaindre de douleurs nouvelles (les affres de l’âge) tout en supportant les scènes de sa mère (Marthe Villalonga).
Un éléphant ça trompe énormément n’est pas le remake de Sueurs Froides. Difficile d’imaginer Yves Robert en pareil endroit, tant ses comédies de la France des Trente glorieuses paraissent loin des intrigues à énigmes et atmosphère d’Hichcock. Mais dans mon esprit de spectateur monomaniaque, même en voulant lutter contre toutes les correspondances fatales qui bel et bien s’imposent, Un éléphant accomplit une recomposition aussi surprenante qu’amusante, un escamotage giscardien absolument déroutant de Vertigo et à l’image du quadra incarné par Jean Rochefort à la fois ridicule et magnifique.
Amusante cette déclinaison de Vertigo, et convaincante ! Surtout l’aspect floral 😉