Alain Cavalier, 2011 (France)
J’étais depuis longtemps intrigué par Pater. Le film est sorti vers la fin du mandat présidentiel de Sarkozy un peu avant les élections de 2012. Je me décide à le voir à la fin du mandat Macron un peu avant les nouvelles élections présidentielles de 2022. Ne sachant pas ce que nous réserve cette année 22, je me suis dit que cela aurait peut-être plus de sens maintenant que dans cinq ans de plus…
Cavalier entraîne Lindon dans le jeu de rôle qu’il a imaginé : deux personnes de cinéma que le politique questionne et qui, face caméra, s’emparent du pouvoir, l’un parce qu’il l’a décidé, le réalisateur s’offrant le rôle de président de la République, l’autre parce qu’on lui propose, l’acteur choisi comme Premier ministre. D’autres camarades, une poignée d’acteurs non professionnels, sont appelés pour jouer aux conseillers et autres attachés de cabinet. Avec une forme cinématographique inédite, Cavalier et Lindon décident donc qu’ils sont des acteurs politiques de premier ordre et tout leur quotidien, devant la caméra dont il s’empare chacun à leur tour, bascule dans une fiction trempée de réalité : « C’est un film, c’est donc que c’est réel ». Par exemple, concernant le quotidien, les repas pris, nombreux, sont des moments à la fois propices aux discussions politiques mais aussi à des imprévus, comme l’expression soudaine de régal devant un mets appétissant ou une bouteille de vin difficile à ouvrir, et comme dans la vie cet imprévisible nourrit et détourne les propos. C’est joyeux et certaines des situations inventées provoquent le fou rire des premiers impliqués. On pourrait dire que de s’être ainsi emparé du pouvoir, et voulant servir à leur manière le peuple, par le biais de l’écran, les acteurs improvisent une sorte de démocratie filmique et ludique.
Le réalisateur et l’acteur incarnent une certaine idée de la politique, des fonctions et des hommes qui échangent des idées et se veulent attentifs au bien-être du peuple par le sujet social qu’ils privilégient, les salaires. De cette façon, après avoir visité au hasard un boulanger, comme un véritable candidat viendrait rencontrer des Français au cours d’une campagne électorale, Lindon et Cavalier se concentrent sur un seul projet de loi qui fixerait un écart entre les salaires les plus hauts et les salaires les plus bas. L’idée trop peu documentée ne retient pas tant l’attention que la représentation du politique qui la discute : conversations de couloirs, calculs politiciens, écriture de discours, coups bas et bienséance, mais aussi coût des costumes, choix des cravates, rasage de près et même chirurgie esthétique…
Dans sa présentation du film faite au Forum des Images en 2016, Natasha Thiéry (qui s’appuie sur Jacques Rancière) précise que si le film n’est pas tout à fait politique, Alain Cavalier met en scène « une politique du cinéma ». Pour Joaquim Lepastier (qui se réfère également à Rancière dans son article), Pater est « une captivante fable philosophique sur les faux semblants du pouvoir et de l’ambition » (Cahiers du cinéma, n°668, juin 2011). Ce qui plaît d’ailleurs, c’est que le pouvoir et l’ambition se jouent à tous les niveaux et pour tous les rôles, le président et son premier ministre, le réalisateur et son acteur. En effet, le film que l’on a sous les yeux est aussi bien un documentaire expérimental sur un film en train de se faire que le film lui-même (il y avait 77 heures de rushes avant que Pater ne soit monté). Or que sait-on de ce que Cavalier doit à Lindon et de ce que Lindon doit à Cavalier ? Là probablement se trouve cette politique du cinéma (distribution des rôles, improvisation, influence réciproque…). Le réalisateur laisse à son acteur des choix à faire et des initiatives à prendre. Lindon se prend au jeu et double Cavalier quand il est question de se présenter aux élections suivantes. Il est à ce point investi par le rôle et la confusion entre la réalité et l’imaginaire est telle qu’une scène montre Lindon se questionner entre deux portes de placard sur les raisons que les élus véritables auraient de ne pas l’appeler et de ne pas le consulter sur les problèmes sociaux auxquels lui-même est en train de réfléchir. Et aussitôt de se trouver fou d’avoir penser cela sérieusement mais aussi de se trouver sain de l’exprimer. L’humour de la scène balaye la schizophrénie à l’instant évoquée par l’acteur. Lindon personnage-acteur a pris le pouvoir sur le territoire imaginaire du film, sur le film lui-même et sur Alain Cavalier. Pater démontre le pouvoir de contamination du pouvoir.
Enfin Pater lie à ces sujets une part très personnelle de la vie de Cavalier. Face à un miroir, scrutant son visage, le cinéaste a une pensée forte pour son père. Il donne une continuité politique à cette intimité à travers sa relation avec Vincent Lindon « candidat à la succession à la présidence de la République ». Il est question d’un héritage donné, de la transmission d’un combat à mener pour la génération suivante qui passe notamment dans la dernière scène par ce legs amusé et symbolique de la Légion d’Honneur. Alain Cavalier questionne l’influence du père, réel et spirituel, et démontre avec Pater le pouvoir de contamination du pouvoir.
Du père au PR, transmission de pensée, perméabilité politique. Ton texte me replonge dans le souvenir de ce film qui m’avait enchanté par son dispositif ludique et par sa juste mise en scène. Un film qui colle à son sujet, sans artifice, sans détour par le thriller psychologique fiévreux (comme le faisait à l’époque Pierre Schoeler).
Merci pour ce très beau texte.