Otto Preminger, 1944 (États-Unis)
AMOURS TROUBLES
En 1944, ce même mois de novembre, sortaient aux États-Unis deux films noirs absolument superbes. Ainsi, alors que La femme au portrait de Fritz Lang révélait au spectateur un passage toujours emprunté aujourd’hui qui plonge le réel dans un onirisme inquiétant, au cours de l’enquête, Laura d’Otto Preminger redonnait vie au fantôme de l’être désiré et d’autres après elle revenaient, ayant pour nom Madeleine ou Rita (Vertigo, Hitchcock, 1958, Mulholland Drive, Lynch, 2001)…
Mais qui était Laura ? C’est la question posée par le lieutenant Mark McPherson (Dana Andrews) qui vient enquêter sur sa mort. Pour lui répondre, le chroniqueur mondain (« plume d’oie et vitriol ») Waldo Lydecker (Clifton Webb), homme d’un certain âge ayant une très haute estime de lui et qui l’accueille, sans gêne aucune, durant son bain. Lydecker nous apprend qu’il avait d’abord été un employeur pour elle, puis un père, un Pygmalion et, ce que l’on comprend sans peine, un amant. Lydecker la décrit comme une jeune femme qui devint à ses côtés à ce point admirable que tous les hommes tombaient sous son charme tandis que toutes les femmes l’enviaient, et qu’en sa compagnie naturellement « She became as well known as Waldo Lydecker’s walking stick ». McPherson, que Lydecker d’ailleurs ne quitte plus, s’en va ensuite trouver Shelby Carpenter (Vincent Price), épicurien subtil et sans le sou. Il le questionne à son tour sur sa relation avec Laura et sur ses fiançailles avec elle, qui gênaient tant, la chose est compréhensible, l’irremplaçable Lydecker.
Le moins que l’on puisse dire, c’est que le scénario (cosigné par Jay Dratler, Samuel Hoffenstein et Elizabeth Reinhardt) privilégie une certaine « diversité » des relations amoureuses. On devine par exemple que les amours de Waldo sont plurielles ou pour le moins complexes : il est attiré par Laura, se méfie des hommes qui ont une virilité plus affirmée que lui (de crainte de perdre Laura) mais en même temps semble aussi avoir une attirance pour eux, ce que ne contredit pas son attitude à l’égard de McPherson (il apparaît nu face à lui et le suit et le retrouve à plus d’une occasion). De même, l’attitude de Shelby Carpenter ne paraît pas si claire. Il n’est pas simplement le fiancée à la virilité pincée qui a remplacé le premier protecteur de Laura. Au moins depuis la disparition de Laura, il vit avec Ann Treadwell (Judith Anderson, presque aussi froide et sévère que dans Rebecca de Hitchcock, 1940). Au cours d’une scène, Ann dit bien son amour pour Shelby à Laura, et en profite d’ailleurs pour immiscer un peu plus le doute dans l’esprit du spectateur quant à l’identité du meurtrier (« I’m not a nice person, Laura. Neither is he. […] We belong together because we’re both weak »). Mais Shelby, lui, n’a jamais vraiment un mot doux pour Ann et celle-ci aux côtés de Laura n’a jamais plus compté à ses yeux. Ann remplace ainsi Laura et, au sein du couple, chacun à sa façon s’en accommode.
Cependant, le policier n’est pas non plus à l’abri des vicissitudes amoureuses. La présentation qui est faite de Laura par les personnes qui l’ont côtoyée, le superbe portrait d’elle qui est au centre de l’appartement que McPherson ne se prive pas d’occuper durant l’enquête, ainsi que les souvenirs ravivés et partagés avec lui, ont conféré pour le policier (autant que pour le spectateur) une véritable présence à l’absente. Otto Preminger crée même le désir en faisant de l’image iconique de Laura, durant la première moitié du film, plus qu’une énigme, une véritable source de fantasme. Et, alors que Mark McPherson a fini par s’endormir sous le grand portrait, une bouteille d’alcool posée sur la table voisine, Laura ouvre la porte et (ré)apparaît. La scène est très belle. Et bien sûr, avec l’alcool, le sommeil, le retour de la morte, auquel on peut ajouter la leçon apprise avec La femme au portrait de Lang, le spectateur reste perplexe et se demande si Preminger ne fait pas basculer son récit dans un registre fantastique cher au XIXe siècle. La rencontre entre Laura et Mark a pourtant lieu et Gene Tierney qui incarne Laura se présente comme bel et bien réelle*.
Néanmoins, l’enquête portait jusque-là sur le cadavre d’une femme dans l’appartement, une personne qui avait été assassinée et qui avait été ensuite brûlée. L’histoire au fur et à mesure de l’enquête a estompé cette idée du cadavre et lui a substitué l’image d’une femme belle, élégante, intelligente, pourvue d’un certain magnétisme, qualité transposée sur le portrait qui capte autant le regard des protagonistes que le nôtre (quoique, au dire de Lydecker, Jacoky le peintre n’ait pas été capable de restituer sa « chaleur » et l’émotion qu’elle dégageait). L’attachement à la morte est tel, que son appartement, le salon en particulier, finit par avoir l’apparence d’un mausolée : semi obscurité, fleurs et motifs floraux, des vases qui parfois ressemblent à des urnes et des objets d’art, une pendule qui marque le temps (et à laquelle tient tant Lydecker). Il y a surtout le tableau, la relique la plus évidente et le vecteur principal de son souvenir. Preminger nous laisse ainsi percevoir le penchant nécrophile de McPherson** et cet amour déviant, plutôt que de disparaître quand Laura effectivement resurgit, il se renforce ; état hagard et incrédule du policier qui prend conscience du retour inespéré de cette femme de plus en plus désirée.
Mais Laura ? Qui était Laura ? Une jeune publicitaire qui cherchait une meilleure place dans son domaine ? Ce qu’elle était avant de rencontrer Lydecker. Une femme fatale ? Convoitée au beau milieu d’une société des apparences, pleine de ces mensonges avancés avec aplomb et ignorés d’une courtoisie toujours comme un voile tiré… Son nom complet, Laura « Hunt », sonne alors de manière ironique. Laura n’est pas Diane. Elle est longtemps victime. En outre, quand elle réapparaît, Laura n’a guère l’allure d’une femme fatale, avec son ciré et son chapeau imperméable que l’on pourrait deviner jaunes (Debbie Reynolds dans Chantons sous la pluie ?). Laura n’était-elle pas alors simplement une parvenue qui après avoir profité (plutôt innocemment) de Lydecker cherchait à faire d’autres rencontres ? Par exemple, le peintre Jacoby, l’auteur du portrait, qui était amoureux d’elle et que le critique maniéré a brisé de quelques mots bien choisis, puis Shelby rencontré à une soirée « où toutes les classes sociales » se mélangeaient, « There were others, of course… ». Une parvenue peut-être. Une fille très désirée, certes. Une jeune femme qui a manqué d’être mieux respectée et a cherché son indépendance. Car la femme au portrait n’avait pas souhaité devenir simple accessoire « …as well known as Waldo Lydecker’s walking stick ».
Comme le fantôme de Laura, le film possède un mystère rémanent. Le récit lui-même, même complètement déroulé, conserve de petites énigmes intactes. Ainsi, son entrée en matière (« I shall never forget the week-end Laura died ») qui n’est pas sans rappeler une autre enquête, celle de Boulevard du crépuscule (Wilder, 1950), racontée par sa principale victime, corps flottant dans la piscine. On pense aussi au commencement de Rebecca. Dans Laura, il n’est pas possible que cette voix puisse nous raconter ce qu’il s’est passé puisque Waldo meurt. Toutefois, comme Laura peut-être considérée, plus que sa créature, comme une part de lui-même, « sa meilleure part » dira-t-il, il paraît logique, presque naturel, que sa voix (une manifestation surnaturelle, un second fantôme ?) introduise le film. Une autre énigme réside dans l’identité de la personne qui pourrait rêver cette histoire. Waldo dont la séquence introductive adopte le point de vue ? Laura qui veut se délivrer de son emprise et retrouver une identité ? McPherson qui imaginerait là le plus favorable des récits ? Après que Rouben Mamoulian a été écarté de la réalisation suite à des désaccords avec la production, Otto Preminger reprend intégralement le projet et signe là une perle : la mise en scène est à l’image de la plupart de ses personnages assez sophistiquée, les répliques savoureuses et l’ambiance du film noir tout à fait envoûtante. Dans la dernière scène, à l’heure où le tic-tac de la pendule se fait de plus en plus fatal, dans un dernier mouvement de caméra, Lydecker s’écroule à quelques pas à peine du tableau, l’objet étant cadré parfaitement, juste au-dessus de son épaule, tandis que Laura court dans les bras de McPherson. Le lieutenant qui au début n’y croyait pas se voit en définitive aimé de Laura, femme véritable et joliment incarnée (le plus favorable des récits donc). A l’égocentrique précieux, il ne reste plus qu’une relique, si indispensable à sa triste collection.
* Quand le fantôme de Laura apparaît, McPherson dit à Laura d’enlever ses vêtements mouillés… pour ne pas qu’elle prenne froid (il pleut dehors). Un parallèle avec Vertigo est tentant : quand Scottie a secouru Madeleine qui a sauté sous le Golden Gate, il l’a déshabillée pour ne pas qu’elle prenne froid et l’a couchée dans son propre lit. Dans les deux films, ces détectives plein de désir (il suffit de prêter attention au regard de McPherson suivant Laura qui part se changer), cherchent (et parviennent ?) à voir ces femmes nues…
** Lydecker dit à Laura à propos du policier : « When you were unattainable, when he thought you were dead, that’s when he wanted you most. »
Quand, à la demande du producteur Darryl F. Zanuck, Preminger reprend le poste de réalisateur, il fait changer les décors et les costumes et fait retirer le premier portrait de Laura peint par Azadia Newman, la femme de Mamoulian. Le tableau est alors remplacé par une photographie de Gene Tierney prise par Frank Polony et peinte à la main. Pour l’anecdote, le portrait plaît tant qu’il apparaît plus tard aussi dans On the riviera de Walter Lang (1951) et dans Woman’s world de Negulesco (1954) mais ce dernier sans Tierney (!). (P. Brion, Le film noir, éd. de La Martinière, 2004).
Un classique peut-être plus fascinant par ce qu’il sous-entend que par ce qu’il montre (Preminger n’est pour moi ni Hitchcock, ni Lang en termes de mise en scène), mais qui possède indéniablement un mystère insondable comme tu le dis dans ta belle chronique. Et puis Gene Tierney est un mythe à elle toute seule, dont le pouvoir d’attraction est bien résumé dans ce tableau que ne peut s’empêcher de regarder Dana Andrews.
S’il est un film fascinant, c’est bien celui-ci. « Laura » est un peu le « Mona Lisa » du Film Noir, un film qui nous regarde autant qu’on le regarde. Ce portrait a pour sûr hanté les songes de bien des artistes, à commencer par ce playboy qui n’a d’yeux que pour lui (donc pour elle), campé par un Vincent Price déjà grand collectionneur de Beaux Arts à n’en pas douter. De cette Laura chasseresse (« Hunt » en effet) à l’autre (Palmer), il n’y qu’un rideau à passer en constatant que le peintre s’appelle Jacoby (serait-il également psychanalyste dans une autre temporalité ?).
« Le jour où Laura est morte, il faisait une chaleur torride. Jamais je n’avais connu une chaleur pareille. Pour moi, toute vie avait disparu de New York. Car la mort atroce de Laura me laissait seul. »
Waldo Lydecker
Je suis en train de voir Le secret derrière la porte de Lang (1948) et c’est assez passionnant de constater que tous ces films sont liés, baignés dans une ambiance comparable, dépeignant une même époque et foisonnant d’évocations plus ou moins directes à la psychanalyse, Freud en tête.
Le portrait de Laura mis à part, parmi les nombreux tableaux qui décorent les appartements du film un en particulier a attiré mon oeil. La fin du déjeuner de A. Renoir (1879) représentant deux femmes, une brune et une blonde, et un homme autour d’une table; scène de détente conviviale entre amis (ou amants ?) qui ne durera que le temps d’une cigarette, point de convergence des regards.
De façon ironique on peut voir ce tableau quelques instants avant la scène où Laura découvre Ann et Shelby attablés, ayant confirmation de leur liaison, et rend à Shelby son cadeau: un étui à cigarettes !
A noter: l’évocation du « Laura » de Preminger dans Level 5 de Chris Marker avec son personnage fantômatique.