Jia Zhang-Ke, 2013 (Chine)
LE SUICIDE, RÉFLEXE ANIMAL
Jia Zhang-Ke confond les genres. Dans toutes ses réalisations (depuis Xiao Wu, artisan pickpocket, 1997), fiction et documentaire sont mêlés. L’actualité qui apparaît dans ses films et souvent l’urgence dont il rend compte sont soutenues par la fiction, valorisées par la mise en scène et avec force susceptibles de marquer davantage les esprits. C’est comme si, dans un double contexte de mondialisation et d’envahissement de l’information, où les flux de tous médias déferlent et dans leur masse s’affadissent et se neutralisent, l’immixtion du cinéma dans la réalité filmée était plus à même de fortifier l’impact d’un discours et, peut-être en conséquence, d’impulser une action qui le dépasse.
A touch of sin s’ouvre sur une embuscade. Trois bandits de grand chemin surgissent avec des hachettes pour couper la route à un motard qu’ils ont l’intention de détrousser. Ils pourraient sortir de n’importe quels films d’arts martiaux ou de samouraïs, d’un Chang Cheh ou d’un Kurosawa. Les truands viendraient mettre un héros à l’épreuve qui finirait par s’en débarrasser en quelques acrobaties ou par une démonstration de sabre. Mais le motard n’est pas de ces héros. Il sort une arme à feu et abat sèchement ses agresseurs. On le rattacherait alors plus volontiers à la classe des malfrats des polars hongkongais. Les genres se mélangent et, après ce prologue, Jia Zhang-Ke place trois des quatre histoires qui composent A touch of sin sous l’influence particulière de l’un ou de l’autre. La rage et la vengeance muent Dahai (Wu Jiang) en tigre et c’est à coup de gros calibre qu’il réclame justice contre les patrons corrompus de la mine qui fait vivre son village. San’er, lui, est un migrant marginal, impassible comme un buffle, il assassine autant pour l’argent que pour tuer l’ennui (où, de façon déconcertante, tous les jeux dans ce segment deviennent violence). Poussée à bout, Xiaoyu (Zhao Tao) réagit comme le serpent en une foudroyante riposte, son couteau à fruit perçant le torse d’un cadre trop sûr de son argent. Dans les années 1980 le polar hongkongais empruntait ses codes et ses intrigues au film de sabre (le wu xia pian qui a connu son âge d’or dans les décennies qui précédaient), si bien que, même si ces genres se distinguent parfaitement, leur influence sur le film de Jia Zhang-Ke est complètement mêlée 1. Ainsi, dans les genres cités et dans A touch of sin, plusieurs éléments sont communs : tripots et maisons de passes, personnages solitaires, ardeur et fulgurance de leurs mouvements, face à face décisifs.
Le dernier segment, qu’il n’est plus possible d’affilier au « film de héros », nous parle d’un jeune ouvrier qui ne s’en sort pas. Dans l’usine de textile qui l’emploie, il est désigné responsable d’un accident qui a valu à un collègue d’avoir la main taillée par une machine. Sans vraiment d’empathie pour ce dernier et surtout préoccupé de ne pas payer pour lui, il quitte son travail. Il fuit et vit quelques temps dans une autre banlieue. Là-bas, il ne trouve ni l’amour d’une jeune mère qui offre ses charmes à de puissants libidineux, ni ne s’accommode de son nouvel emploi qui consiste à servir ces mêmes pervers à pourboires. Là-bas, il fait comme la poignée d’ouvriers de Zhengzhou qui travaillaient pour Foxconn et dont on entendait parler en 2010 : depuis le balcon d’une cité-dortoir, il se jette dans le vide.
En fait, le genre documentaire ne quitte pas non plus A touch of sin car les quatre récits évoqués s’inspirent de faits divers. Il s’agit de faits divers violents (tufa shijian comme ils sont désignés en Chine) qui ont été largement rendus publics grâce à internet (sur Weibo notamment, l’équivalent chinois de Twitter) 2. De même, le documentaire est présent dans la façon de filmer la Chine contemporaine : ses paysages, ses mutations, ses populations et leurs migrations.
Les quatre histoires se situent dans quatre endroits très différents en Chine. Chaque protagoniste traverse ces territoires en suivant des parcours plus ou moins longs : dans la province houillère du Shanxi (nord-est de la Chine) où le paysage est sec et rocailleux, dans la mégalopole de Chongqing au centre du pays et au bord du Yangzi (San’er y arrive par bateau), dans une ville de la province du Hubei près de Yichang (centre-est du pays), et dans l’immense conurbation de Dongguan, centre manufacturier du Guangdong (près de Hong Kong). Les migrations se font le plus souvent pour des raisons économiques des provinces continentales vers les métropoles ou mégapoles industrielles orientales (littorale dans le cas de Canton, grand pôle de croissance et premier foyer d’emploi des mingongs, les travailleurs migrants). L’exode rural massif 3 que connaît la Chine depuis la fin du XXe siècle n’intéresse pas les enfants et les vieillards laissés dans les campagnes. Malgré les distances parcourues, au début, les générations en âge de travailler ne rompent pas complètement avec leurs racines puisque, à défaut de fréquents allers-retours, une correspondance est entretenue (d’autant plus avec internet et les smartphones). Et surtout, une partie de l’argent gagné en ville est envoyé aux familles laissées derrière. La rupture n’est donc pas brusque mais un détachement se fait sentir, accentué lorsque le travail absorbe toute l’énergie de l’ouvrier ou bien si celui-ci a du mal à stabiliser sa situation passant d’un logement à un autre, d’un employeur à un autre (dans le film, c’est le garçon qui n’a pas pu envoyer l’argent à sa mère et qui, lors d’une conversation avec elle, tient à distance le téléphone pour ne pas avoir à entendre ses reproches). En outre, Jia Zhang-Ke ne laisse pas croire à une amélioration de ces situations et conclut chaque migration, presque chaque déplacement d’un coup d’arrêt brutal : ce motard qui file sur la route dans les montagnes et qui est arrêté par trois bandits, cet autre motard que le premier ne tardera pas à croiser et qui est arrêté devant un camion renversé, un train à grande vitesse qui entre en collision sur un viaduc avec un convoi de marchandises, un provincial qui vient travailler en ville et qui se suicide.
Alors que les liens familiaux et sociaux se distendent, ceux de l’argent en revanche se tirent et se raidissent. Durant tout le film, parallèlement aux quatre destins décrits, le réalisateur met aussi en évidence ce réseau structuré par l’argent qui asservit les plus modestes à une élite patronale et financière, qui asservit la Chine isolée de l’intérieur à celle mondialisée des littoraux ; ainsi, le jeune provincial ouvrier dans une usine possédée par un patron de Taïwan ou les hôtesses en uniforme dans un bordel de luxe fréquenté par la riche clientèle de Hong-Kong. Une des images les plus fortes du film est celle de Xiaoyu fouettée au visage avec une liasse de billets par un client du sauna où elle travaille. A genoux, à chaque claque, elle se retourne pour affronter le regard de ce pauvre type fat et bientôt mort. Le type frappe et frappe encore, ce que faisait plus tôt dans le premier récit un paysan qui battait son cheval épuisé. Mais les tortionnaires sont bloqués à leur tour et finissent par rencontrer toute la violence d’un peuple qui n’est plus capable de se défendre autrement que par un réflexe animal.
A l’image, le réseau révélé s’inscrit à différentes échelles sur un territoire donné. Il s’agit d’un réseau à la fois géographique et économique que font d’abord apparaître les paysages et la pluralité des voies de communication, les chemins poussiéreux et les autoroutes urbaines, les ponts et les passerelles jetés par dessus les fleuves et les vallées. Les gens circulent à moto, en bus, en train et même à pied sur ces routes qu’ils ne quittent pas et qui les conduisent souvent dans des zones de correspondance et d’échanges (une gare, une aire d’autoroute, un marché portuaire), en tout cas jamais dans un lieu où longtemps séjourner. Par ailleurs, les infrastructures filmées sont parfois encore à l’état de chantier (un viaduc inachevé, un aéroport en construction) et, se perdant dans la nuit, dans la brume, ou faisant demi-tour sur elles-mêmes, il arrive qu’elles manquent à remplir leur fonction. Les flux sont alors empêchés et les déplacements interrompus. Pourtant, le contexte pousse bien à partir, ce qu’exprime d’ailleurs la mère de Xiaoyu « Si tu restes ici, tu n’auras rien ». Alors quelle solution ? Partir à la ruine ? Rester et se laisser submerger comme la cité de Fengjet (Still life, 2007) ?
Ce réseau est aussi invisible, détaché de tout territoire, « hors-sol ». C’est le cas lorsque l’argent circule par mandat des villes aux provinces. De la même manière, et plus étendu encore, avec les écrans nombreux qui en tout lieu connectent tout le monde. Cependant, ces écrans entretiennent moins l’interactivité que la passivité des populations face à la situation. Le réseau devient un instrument de l’État et personne ne prend jamais conscience des intérêts communs, de la nécessité de s’organiser et de réagir. Enfermés dans des bus et des salons, rendus inoffensifs, tous préfèrent en effet somnoler devant ces écrans 4. Du Shanxi au Guangdong, on s’éloigne de la capitale et du pouvoir politique complètement absent. Alors que dans les usines du Sud on retrouve la photo du patron corrompu et de sa femme déjà croisés dans les mines du Nord 5. En définitive, Jia Zhang-Ke procède à la mise en image d’un réseau complexe, au maillage dense, étendu à tout le territoire et le déséquilibrant économiquement et socialement. Un réseau où tous les flux sont régis par l’argent. Le réseau d’une économie viciée sur lequel les personnes circulent seules, contraintes et tiraillées. Celui pernicieux où la violence seule n’est plus interrompue.
1 Le réalisateur s’appuie brièvement sur des images d’Exilé de Johnnie To (2007), dans le bus, et Green snake de Tsui Hark (1993), dans le salon de massage. Mais il aurait tout aussi bien pu faire référence à La rage du tigre de Chang Cheh (1971) ou Infernal affairs de Mak et Lau (2003). Le titre anglais du film fait lui-même écho au film de kung-fu A touch of zen de King Hu (Les héroïques, 1971). Ajoutons que Jia Zhang-Ke pendant un temps avait envisagé de réaliser un wu xia pian qui se serait déroulé à l’époque Qing.
2 Ces faits divers marquants se sont multipliés dans les années 2000, mais leur diffusion est limitée en raison du contrôle des médias par l’État. Voir Emmanuelle JARDONNET, « Les quatre histoires vraies qui ont inspiré A Touch of Sin », sur le site Le Monde.fr, le 10 décembre 2013. Jia Zhang-Ke explique ses sources d’inspirations dans ses entretiens. Lire par exemple celui réalisé par Michel CIMENT et Hubert NIOGRET, dans Positif, n° 634, décembre 2013.
3 Le taux d’urbanisation en Chine atteint plus de 52 % en 2012 contre 20 % à peine trente ans plus tôt.
4 Ce n’est toutefois plus l’image que l’on a de la population chinoise, de plus en plus à même de revendiquer pour ses droits. Il semble en effet que les protestations augmentent et peut-être davantage avec le ralentissement de la croissance économique depuis 2008. Le nombre « d’incidents de masse » (c’est ainsi que l’État nomme les contestations sociales) était de 87 000 en 2005 et aurait dépassé les 150 000 en 2013. Voir Jérôme DOYON, « Les Chinois ne se cachent plus pour protester », dans Alternatives internationales, Hors-série n° 12, janvier 2013, p. 140-141. De même, de plus en plus nombreux sont les cinéastes à montrer ce qu’est aujourd’hui la Chine, Cai Shangjun (People moutain, people sea, 2011), Wang Bing (L’argent du charbon, 2008, Les trois sœurs du Yunnan, 2011, Feng ai, 2013). Jia Zhang-Ke lui-même s’investit pour le développement du jeune cinéma d’auteurs chinois. Et les cinéastes ne sont bien sûr pas les seuls à s’engager.
5 Cette absence de contrôle de l’État correspondait à une réalité. Avant 2013, et avec la baisse de leur taux de croissance annuel, le gouvernement avait réalisé la nécessité de créer une réelle consommation intérieure, mais restait bloqué, incapable de réformer. Appuyées par le secteur bancaire, les provinces littorales qui bénéficient pleinement des exportations, s’y sont opposées. Du moins, elles ont continué d’investir massivement dans l’industrie et dans l’immobilier sans se soucier des réformes sociales, ni d’une augmentation du pouvoir d’achat des Chinois. Voir par exemple Nicholas LARDY, « Les vices cachés de la croissance », dans Alternatives internationales, n°57, décembre 2012, p. 30-31. Toutefois, même lente, la consommation intérieure n’a jamais cessé d’augmenter ces dernières années et, depuis 2013, le gouvernement de Xi Jinping a déjà répété qu’elle figure toujours parmi les priorités (sur le pouvoir d’achat des Chinois, voir le rapport de la Banque Mondiale d’avril 2014).
Sur Débordements, l’article de Gabriel Bortzmeyer explique pourquoi le réalisateur se place entre Tarantino et Antonioni et comment, dans A touch of sin, le film de genre est censé réparer les torts dénoncés dans le film social.
Dvd édité par Potemkine (ici son lien Facebook) et sorti le 3 juin 2014.
Critique faite pour Cinetrafic, d’autres films à retrouver ici, films d’animations…
Passionnant. Ça me donne envie de revoir le film.
Tu me l’avais conseillé ce film ! Et tu avais bien raison, il est énorme et j’en ferai presque le meilleur de Jia Zhang-Ke si je n’étais si attaché à Still life (qui en dit presque autant, laisse la séduction exercée par les films de genre encore à l’écart et nous baigne dans une ambiance tranquille comme l’eau après le déluge).
J’ai vu que vous avez laissé une note sur Black coal de Diao Yi’nan (2014) qui m’attirait et me paraissait sur quelques points comparable à A touch of sin.
Oui Black coal c’est super et oui on pense à Touch of sin. Mais le Jia Zhang-Ke reste, à mon sens, supérieur.
Approche intéressante que la vôtre, qui rejoint l’objectif revendiqué de Jia Zhangke : dresser un état des lieux de la folie s’emparant de son pays, depuis les quatre points cardinaux (Hitchcock faisait un peu la même chose, sur un mode plus ludique, certes, dans La mort aux trousses, dont le titre original, en référence à Shakespeare, indiquait la direction du récit, spatiale et amoureuse).
Si Black coal vous intéresse, je vous conseille Gorky Park : on y retrouve une scène identique de patinoire, renvoyant aux ‘eaux glacées du calcul égoïste’ dénoncées par Marx et Engels, pour une fable politique sur la Russie en train de succomber à l’économie de marché au début des années 80…
Votre article est lui-même très plaisant, notamment par son lot de références.
Il commence comme un avertissement sur une lecture simplifiée du film faite par des Occidentaux qui en effacent un peu rapidement les nuances (toutefois ces critiques que vous citez manquent-elles à ce point de discernement ?) pour ensuite se concentrer sur les nombreuses influences cinématographiques de Jia Zhang-Ke, fussent-elles chinoises, américaines ou européennes. Concernant ces dernières, j’ai été intéressé de lire les correspondances que vous faites avec Bresson. L’argent (1982) est un des seuls films que je connaisse de lui et je n’y avais pas pensé. Vous avez pourtant raison (et comment passer à côté ?), on retrouve bien dans A touch of sin cet exposé théorique sur ce qu’est l’argent, ce(ux) qu’il entraîne, le réseau serré et vicieux qu’il tisse.
Votre remarque concernant les animaux est aussi très juste. Non plus seulement une icône pour figurer chaque personnage, mais aussi la possibilité d’entretenir un mystère et l’occasion à de vrais images de cinéma (elles créent la surprise et l’originalité, elles marquent les esprits et bien souvent ce sont elles qui font les grands films).
(A la fin de cette partie, permettez-moi simplement d’émettre une réserve, une seule, au sujet des « puissances cosmiques du cinéma ».)
Quant à la dernière question, parce qu’elle nous laisse croire à un retour au seul intérêt politique du film (alors que vous tentez de vous en écarter dans tout ce qui précède ou bien de lier cet intérêt à bien davantage), la déception à peine esquissée se trouve chassée par sa réponse.