Rithy Panh, 2013 (France, Cambodge)
« JE SUIS VENU AU CINÉMA PAR LA NÉCESSITÉ DE RACONTER
CETTE HISTOIRE »*
Rithy Panh a cinquante ans. Au milieu des années 1970, il est un jeune Cambodgien et comme tous les enfants de son âge, il est interné par le régime des Khmers Rouges dans un camp de travail duquel il finit par s’échapper en 1979.
Depuis 1989 et son premier film, le documentaire Site 2, Rithy Panh, sans jamais parler de lui, consacre l’essentiel de sa filmographie au drame cambodgien. Pour la première fois, le voilà en train de se confier et de partager ses propres souvenirs : ses conditions de vie pendant les quatre années de détention, la perte progressive et brutale de ses parents et d’une grande partie de sa famille, les moments traumatiques qui ont figé en lui de quoi le hanter sa vie durant **.
Cette mémoire n’a pas d’image et manque autant à l’homme qu’au réalisateur. Rithy Panh décide donc de s’en inventer une : il fabrique ou fait fabriquer des décors de la maison familiale à Phnom Penh et de la ferme collective dans laquelle tous sont déportés, puis des figurines qui le représentent lui et tous ceux dont il se souvient. Des personnages en glaise simples et naïfs qui ne sont pas lissés et que l’on sent rugueux sous les doigts. Des personnages figés, manipulés et déplacés qui donnent une représentation des souvenirs tout en permettant de laisser une distance prudente et très consciente avec les événements. Presque un jeu d’enfants pour décrire l’horreur. Mais tout autant des figurines votives et à travers elles des êtres, leurs âmes, dont le cinéma va démultiplier le souvenir.
L’image manquante ne relève pas que de l’intime. Il s’agit aussi de l’image de tout un peuple et de son histoire ainsi que celle, dans un second temps des historiens. Rithy Panh a recours aux archives, celles de la propagande pour la victoire du Kampuchea démocratique, des rushs de films khmers, d’autres images d’un cinéma cambodgien précédent la révolution… Parmi ces images présentes, on connaît par exemple celles de la capitale vidée de ses habitants. En noir et blanc, des rues désertes et, devant la banque nationale, des billets de banque éparpillés au gré du vent. Phnom Penh, ville de deux millions d’habitants en 1975, devenue du jour au lendemain ville fantôme. Ces images, on les voit dans le documentaire Pol Pot et les Khmers rouges d’Adrian Maben (1999). Mais on ne connaît pas d’image du 17 avril, c’est-à-dire de la déportation proprement dite. Sans ces images, quelles qu’elles soient, impossible pour le peuple de se reconstruire, et sans ces sources, impossible pour l’historien de véritablement comprendre. D’où la nécessité d’aller puiser ailleurs, de recourir notamment aux témoignages et à la mémoire de tous et de chacun.
L’image manquante, encore, ne résulte pas seulement d’une mémoire abîmée ou d’une pellicule disparue. Elle est également, quand elle concerne les massacres de masse ou les tortures, celle qui ne peut être montrée. Dans le film, le cinéaste l’explique de cette façon : «Je sais que les Khmers rouges ont photographié des exécutions. Pourquoi ? Fallait-il une preuve ? Compléter un dossier ? Quel homme ayant photographié cette scène de mort voudrait qu’elle ne manque pas ? Je cherche cette image. Si je la trouvais enfin, je ne pourrais pas la montrer, bien sûr ».
La proposition de cinéma de Rithy Panh croise plusieurs chemins, celui de Chris Marker et de La jetée (1962), entre autres parce qu’il fait vivre et donne une âme à ses personnages avec des images fixes, celui d’Isao Takahata et du Tombeau des lucioles (1988), pour raconter la vie d’un enfant au milieu d’atrocités, celui des films de Claude Lanzmann (Shoah, 1985, Le dernier des injustes, 2013), pour le travail accompli sur la mémoire des massacres de masse. Mais la proposition de cinéma de Rithy Panh aussi originale et rigoureuse soit-elle est peut-être d’abord un moyen de faire face à un passé effrayant, redouté, et peut-être de panser une plaie qui seule ne cicatrise pas.
* Entretien de Rithy Panh et Christophe Bataille par Christophe Ono-Dit-Biot pour Le Point, visible en complément sur l’édition de L’image manquante qu’Arte sort en Dvd le 19 novembre 2013.
** Pour se souvenir et se confier, le cinéaste s’est d’abord fait aider par l’écrivain Christophe Bataille. Le livre qui a paru, L’élimination (Grasset, 2012) est un premier pas qui pousse ensuite Rithy Panh à donner une autre forme à ses souvenirs et à compléter ce travail avec un film, L’image manquante. Michel Ciment avait reçu le cinéaste pour la sortie du livre et celle, le 18 janvier 2012,de son film Duch, le Maître des forges de l’enfer (dans Projection privée sur France Culture diffusée le 21 janvier 2012).
A voix nue de Sandrine Treiner, diffusée sur France Culture en mai 2012.
Note proposée pour Cinetrafic. Découvrez d’autres œuvres sur Cinetrafic dans la catégorie documentaire et film sorti en 2013.