Paul Thomas Anderson, 2013 (États-Unis)
The Master n’est pas promis au succès public que plusieurs œuvres de P.T. Anderson ont connu. Il est pourtant le film le plus important qu’il nous ait offert à ce jour, car il y renonce à plaire pour commencer à véritablement expérimenter. Il excellait jusqu’à présent pour affirmer sa maîtrise de formes et de narrations initiées par d’autres que lui, leur donnant un ordre et un caractère plaisant qui manquaient parfois aux modèles – Magnolia (1999) apparaît ainsi comme une reprise plus structurée et nerveuse du Short cuts de Robert Altman (1993), dans laquelle les différents récits ne se croisent plus comme dans l’original, mais se rejoignent en fin de narration, dissolvant toute la tension accumulée par leur juxtaposition en début de film. Avec The Master, Anderson livre au contraire un film imparfait, qui n’est pas sans longueurs et laisse même perplexe le spectateur à plusieurs moments, lui faisant se demander plusieurs fois : mais que veut-il faire ? Cependant, c’est le premier opus de P.T. Anderson dans lequel il ouvre une voie, que d’autres pourront suivre s’ils pardonnent les erreurs commises par un créateur qui ose enfin opérer sur un territoire vierge. Il était sûrement difficile de renoncer à une méthode, toute de contrôle et de messages explicites, qui avait fait de lui un modèle pour plusieurs réalisateurs de renom tels que Christopher Nolan ou David Fincher. Cependant, The Master vient au meilleur moment, celui où les émules d’Anderson montrent des signes de crispation et d’épuisement, tombant dans des impasses esthétiques et narratives – les demi-succès critiques de Millenium (2011) et The dark knight rises (2012) en attestent. En outre, les clones de ses films tendant à se multiplier (des films tendus et implacables tels que Drive de Winding Refn et La taupe d’Alfredson), il était temps de quitter ce navire pour montrer une œuvre qui ne ressemble à nulle autre.
The Master s’impose comme un film hybride, dont l’écriture progressa de manière singulière, cette singularité se trouvant renforcée par des choix de montage hardis. Lors de la phase préparatoire à son film, P.T. Anderson médita d’abord de représenter un idiot, vétéran de la Seconde Guerre mondiale inapte à la vie civile (Freddie Quell, l’homme-chien, interprété par Joaquin Phoenix) avant d’intégrer à cette fable un second idiot inspiré de la vie de L. Ron Hubbard, le fondateur de la scientologie (Lancaster Dodd, campé par Philipp Seymour Hoffmann). Et pendant la phase de découpage de la matière filmée, le réalisateur choisit de procéder à de larges coupes, suscitant de violentes ellipses, qui plongent les deux destins narrés dans une ambiance de songe quelque peu malsain. Il en résulte l’un des plus beaux films qui puissent se concevoir sur deux idiots, lequel mêle folie des grandeurs, traumatismes, état proche du delirium tremens et investigations introspectives dérivées de l’hypnose. Il s’agit d’une œuvre atypique dans la filmographie de P.T. Anderson, qui nous avait jusqu’à présent conviés à des récits explicites, cédant souvent à la démesure.
Le début de The Master se concentre sur le chien fou incarné par Joaquin Phoenix, sur son errance qui le mène de l’armée à divers emplois dans lesquels il se montre désastreux et ne manifeste qu’un seul talent : celui de fabriquer de l’alcool avec n’importe quel liquide. Ce héros singulier fuit après avoir involontairement empoisonné un homme (auquel il avait confié : « Tu me rappelles mon père », avant de provoquer sa mort probable), pour se réfugier sur un yacht remontant l’Hudson jusqu’à New York. Les passagers montrent un esprit très ouvert en l’accueillant : c’est que Freddie Quell est tombé dans une société visiblement éclairée. Il s’agit d’une communauté s’adonnant à des activités scientifiques mystérieuses, dérivées de la psychanalyse, et s’étant donné pour chef le charismatique Lancaster Dodd. Celui-ci adopte immédiatement Freddie. Suit une grosse demi-heure au cours de laquelle nous ne sortirons pas de ce microcosme et pourrons croire au fait qu’on est véritablement en train de bâtir une grande œuvre scientifique sur ce bateau. Seules de discrètes allusions viennent alors rendre ce rêve légèrement suspect : ainsi, le discours que le patriarche improvise pour célébrer le mariage de sa fille tombe-t-il singulièrement à plat ; le film multipliera ce genre de scènes s’attardant complaisamment sur les effets manqués du « maître », qui provoquent une certaine gêne chez le spectateur. Cependant, cahin-caha, nous continuons à croire en ce rêve, habitués à voir des personnages charismatiques de cinéma comblant la vacuité de leurs propos par une musique pompeuse, des angles de caméra avantageux et des choix de lumière flatteurs.
Mais cette traversée touche bientôt à sa fin et nous apprenons incidemment que le bateau n’appartient pas à Dodd, mais à une généreuse admiratrice. Alors que la demi-heure précédente et les conventions cinématographiques nous avaient fait supposer que Dodd arriverait en messie à New York et que nous assisterions à son ascension fulgurante, sa première incursion hors du cercle de ses admirateurs se révèle un échec cuisant. Lors de sa réception chez sa riche bienfaitrice, et alors qu’un inconnu sceptique sur les méthodes du « maître » devine que cette communauté scientifique ressemble à s’y méprendre à une secte, Dodd se courrouce au point d’oublier toute bienséance (ponctuant sa répartie d’un scandaleux « Fat fuck! »). La bonne société alentour se fige. Ellipse. Nous retrouvons alors Dodd et son groupe dans l’ascenseur, quittant leurs hôtes : ils tombent subitement de leur piédestal pour découvrir leur vraie nature d’illuminés, de doux dingues comme les frères Coen aiment en représenter. À partir de cet instant, des situations plus nombreuses viendront montrer la stupidité de ces scientifiques de pacotille : Freddie, se transformera vite en homme de main, se roulant à terre en mordant tous ceux qui s’opposent à la voix du maître ; une scène allusive suggère que Dodd n’est pas même l’auteur de ses écrits, qui lui sont dictés par sa femme la nuit ; Dodd se fait arrêter pour escroquerie ; il se cache dans son bureau lors de la présentation du « Livre II » tant attendu par ses disciples, et replonge dans la fureur lorsqu’une de ses plus ferventes émules lui fait relever candidement qu’il a modifié la formule initiant ses séances d’hypnose – ce dont il ne s’est manifestement pas aperçu…
Cette dernière heure du film paraît un peu longue car la démonstration de l’inanité de Dodd a déjà été accomplie lors de la scène de réception calamiteuse chez son admiratrice. Elle se justifie cependant par le récit de la tentative de guérison de Freddie par Dodd, qui occupe la dernière partie de l’histoire. Puisque les incursions de la secte de Dodd dans le monde se soldent immanquablement par des échecs, le Maître se donne pour défi de guérir un cas perdu en apparence, ce Freddie Quell que la guerre a ravalé à l’état d’animal. Sa thérapie ressemble en fait bien plus à de la torture psychologique qu’à un véritable traitement – Dodd le contraint notamment à traverser un salon encore et encore en donnant son impression à chaque fois qu’il heurte la fenêtre et le mur, ce procédé paraissant juste absurde et cruel. Freddie jouera finement le miraculé pour satisfaire la vanité du Maître, mais, dès que celui-ci lui laissera enfin la liberté – lors de la très belle scène à moto dans le désert – il disparaîtra. Car Freddie échappe à l’emprise de Dodd pendant tout le récit ; Freddie Quell le crétin, car il en est un incontestablement, donne une leçon de scepticisme à tous ceux qui prendraient différents gourous trop au sérieux, se faisant l’héritier de figures littéraires telles que Sancho Pança ou le brave soldat Chveik, eux aussi à la fois idiots et révélateurs de l’idiotie de certaines idéologies. La relation entre Quell et Lancaster Dodd rappelle d’ailleurs à plusieurs moments celle qui unit Sancho Pança à son maître :
« Vous diriez que les folies du maître
sans les niaiseries du valet ne vaudraient pas un liard »*
Freddie Quell et le réalisateur qui le fait vivre le temps d’un film (reconnu pour ses précédents films comme le « Maître » de plusieurs cinéastes) nous invitent à douter, à remettre en cause les dogmes, faisant de The Master une œuvre dialoguant avec le spectateur et riche d’enseignements aussi bien esthétiques que conceptuels, alors que de nombreux « bons » films de ces dernières années se montrent aussi dogmatiques que moralement douteux.
Et comme dans ces deux grands romans comiques, le réalisateur s’amuse à jouer et à renverser les relations entre le maître idiot et l’idiot incapable de se trouver un maître : de même que tous les personnages rencontrant Don Quichotte s’étonnent du « mélange de folie et de raison » qui caractérise ses discours, de même que Sancho quitte parfois sa niaiserie coutumière pour soudain étonner par la pertinence de ses raisonnements, Freddie exerce paradoxalement un grand pouvoir de séduction sur Dodd dès qu’il l’aborde, alors que ce dernier ne parviendra jamais à le changer. Mais ce qui rend le comique de The Master véritablement fidèle au modèle cervantesque est que cette relation entre deux imbéciles conserve jusqu’au bout quelque chose de secret, d’indicible, plus subtile que la simple inversion entre maître et valet : dans leur ultime dialogue, Dodd revient ainsi sur un mystère qui l’a taraudé depuis qu’il a rencontré Freddie. Il est persuadé de l’avoir déjà vu quelque part. Il décrète finalement, à sa manière pompeuse et risible, que Quell et lui étaient dans une vie antérieure deux soldats français résistant dans Paris, contre les Prussiens, en 1870. Ils lançaient des pigeons voyageurs qui délivraient des messages à leurs alliés ; Dodd va jusqu’à se souvenir que sur les soixante-quinze volatiles envoyés, seuls deux ne sont pas revenus. Et Freddie, pourtant inculte et apparemment inapte à avoir d’autres pensées que sexuelles, de répandre des torrents de larmes ; et les deux personnages de se regarder comme si ces élucubrations absurdes avaient un sens que le spectateur ne serait pas à même de comprendre. Faudrait-il finalement penser que Dodd n’était pas si loin de la vérité et que lui et Quell sont bien plutôt les réincarnations de ces deux pigeons voyageurs perdus dans l’immensité du ciel. Ils sont certes deux drôles d’oiseaux écervelés, le film l’a suffisamment démontré ; mais le plus drôle est qu’une partie de leur grotesque relation échappe à notre compréhension, demeurant leur secret, inaccessible à leur entourage comme au spectateur. Ils sont ces deux pigeons qui s’envolent vers des infinis de bêtise, touchant presque au sublime.
* Cervantès, Don Quichotte, tome 2, chap. 2, trad. César Oudin.
P. T. Anderson n’était-il pas sur un territoire vierge quand il réalisait There will be blood (2007) ?
Il plaçait tout un pan de l’histoire américaine sur sa toile (l’avènement d’une modernité de la fin du XIXe à 1929) et la tendait au point de mettre en évidence ses faiblesses, de mettre à mal ses valeurs et finalement de porter aux yeux de tous ses déchirures internes.
Certes, dans There will be blood, la forme nous ramène aux grands qui l’ont précédé (Kubrick en tête de file), mais Anderson n’initiait-il pas justement grâce à sa maîtrise parfaite de l’image une relecture critique de l’histoire assez nouvelle ? (Nous serions même tentés, bien que la forme soit tout autre, de rapprocher Django unchained de Tarantino de ce film)
Cependant, je crois que tu fais allusion dans The Master à des expérimentations encore différentes que dicte la folie révélée des personnages.