Jean Renoir, 1950 (États-Unis, Inde)
« Here is the baby.
The baby and us.
The big river, the whole world and everything.»
« The river runs, the round world spins.
Dawn and lamplight, midnight, noon.
Sun follows day, night, stars, and moon.
The day ends, the end begins. »
La résonance de ces mots est toute singulière. On pourrait croire la citation extraite d’un chef-d’œuvre gnostique ou théosophique (Kubrick ou Malick), mais l’inspiration indienne qui a fait naître ces mots leur confère plutôt l’intemporalité d’un texte védique. Renoir met fin à huit années d’exil aux États-Unis quand il décide de tourner Le fleuve en Inde. Sorti des conflits avec la RKO et des difficultés cumulées sur Woman on the beach (1946) [1], Renoir retrouve son style et sa liberté grâce au Fleuve.
« LES INDES, UN DES PAYS LES MOINS MYSTÉRIEUX QUI SOIENT » [2]
Rumer Godden avait détesté ce qu’avaient fait Powell et Pressburger de son roman, The black narcissus. Aussi eut-elle quelque réticence avant d’accepter qu’un autre de ses romans, The river, ne soit adapté au cinéma [3]. En définitive, ce qui a dû rassurer l’auteur, la différence entre Le narcisse noir et Le fleuve est frappante. L’esthétique des films, les symboles qui les parsèment, le sens politique qui s’en dégage : tout est différent.
Tout d’abord, Le fleuve est un film en partie indien. Il fut en effet fabriqué avec des Indiens devant et derrière la caméra et profita de subventions indiennes, ce qui, pour l’un et l’autre de ces arguments, ne fut pas le cas du beau film anglais de Powell et Pressburger. De plus, à l’opposé du Narcisse soir, dont le tournage dans les studios Pinewood ainsi que la photographie de Cardiff (s’inspirant en particulier des grands peintres du Siècle d’Or hollandais) permirent pourtant l’obtention d’un grain, d’une lumière et de couleurs uniques, Le fleuve, lui, fut conçu dans des décors naturels, ce que Renoir, las des studios américains, avait toujours envisagé. Or, même si le réalisateur et ses techniciens expérimentaient la couleur pour la première fois, le Technicolor du Fleuve, ce que l’on constate encore aujourd’hui, n’a rien à envier au film de 1947. En extérieur et suivant le cours du fleuve, Renoir filma donc les Indiens du Gange de telle façon que les aspects de leur vie quotidienne parussent des fragments documentaires mêlés à la fiction : les files d’ouvriers torses nus avec leur balle de jute sur le dos, la toilette commune dans les eaux près des berges… Renoir remplit ses cadres, utilise toute la profondeur de champ et ouvre les perspectives. Il fait vivre ses tableaux jusque dans les arrière-plans et l’Inde imprègne ainsi toute la pellicule. Ses rites et ses couleurs éclatent également dans quelques scènes : durant Diwali et Holî, les fêtes des lumières et printanière, ou lors d’un tarana sur lequel Radha danse et nous éblouit.
« ARISEN FROM THE BED OF THE RIVER,
KALI RETURNS TO THE RIVER. »
De même, la passion est présente dans Le narcisse noir comme dans Le fleuve. Mais alors qu’un flamboiement amoureux consume les blanches religieuses dans le premier film, la raison l’emporte dans le second et ces jeunes demoiselles, Harriet, Mélanie, Valérie, toutes trois éprises d’un capitaine de passage blessé à la guerre, finissent par oublier leur idylle devant la mort de Bogey, le petit frère d’Harriet. On redoutait bien que quelque chose de funeste arrivât : une série de plans sur des cerfs-volants qui haut dans le ciel finissaient par s’abîmer dans les branches d’un arbre nous avait un peu plus tôt avertis. A la fin, à son tour, l’âpreté laissée par la disparition du petit garçon est chassée par la naissance d’un nouvel enfant. Le long du fleuve qui sert de fil, les sentiments s’enfilent comme des perles, les unes parfois moins brillantes que les autres. C’est de cette manière qu’imperceptiblement les jeunes filles grandissent et font l’apprentissage de la vie.
Toutefois, la linéarité esquissée par le fleuve et les saisons traversées n’est qu’apparente. A la symbolique occidentale que la passion évoquée plus haut avait fertilisée dans Le narcisse noir (végétation luxuriante, vents et chaleurs exotiques, rêveries lubriques d’un sultanat passé), Renoir donne l’impression de répondre par des croyances anciennes et des symboles plus forts : symbole de vie et de mort, aussi bien que du temps qui passe, le fleuve est déifié, il matérialise un espace-temps parcouru grâce à ses flots et auquel les hommes sont inexorablement liés. Les escaliers des temples le long des rives, plongeant leurs marches dans ces eaux, ne sont-ils pas une invitation à descendre un jour rejoindre le fleuve et à définitivement se laisser porter ?
A l’image du personnage de Mélanie, le film de Renoir relève d’un beau métissage [4] et si, a posteriori, Le narcisse noir peut être éclairé par le contexte de la décolonisation qui s’ouvre alors, laissant les Britanniques devant la barrière d’une culture qu’ils n’ont pas comprise, Le fleuve apparaît quant à lui comme l’œuvre d’un simple visiteur respectueux de ses hôtes et curieux du pays nouvellement indépendant qui l’accueillait.
[1] Roger Viry-Babel (Université de Nancy II), « Jean Renoir à Hollywood ou la recherche américaine d’une image française » dans Cinémas, vol. 1, n° 1-2, « Américanité et cinéma ». Voir aussi le documentaire Renoir à Hollywood de Christophe Champelaux (1999).
[2] Jean Renoir dans la présentation qu’il fait du Fleuve pour la télévision en janvier 1962.
[3] Arnaud Mandagaran, Autour du fleuve (2008).
[4] Le métissage s’opère dans la production, le récit et le casting (la famille anglaise qui intègre les domestiques indiens comme les leurs), également dans la musique puisque entre les tablas et la cithare c’est parfois Mozart ou Schumann que l’on entend (voir l’analyse de François-Olivier Lefèvre publiée en 2006 sur Dvdclassik).
Sur le dvd édité par Opening en 2006, une longue analyse du film par le critique Jean Collet est à signaler.
Il faut ajouter une note à propos des bonus du dvd édité par Carlotta.
Un gros dossier est disponible sur le dvd avec quantité d’informations, de photogrammes, de sons et de vidéos libres de droit.
Sous la direction d’Alice Vincens (enseignante à l’ESAV, Université de Toulouse II) en collaboration avec Dominique Galaup-Pertusa (enseignante en lycée) et Isabelle Labrouillère (enseignante à l’ESAV), ce dossier offre des pistes de réflexion et de travail à partir de documents variés (extraits du roman, composition chromatique, composition des plans, découpage séquentiel, écrits de Renoir, etc.).
Il contient aussi des articles qui offrent différentes approches : « Inde et Occident : un jeu de cache-cache » (15 pages), « Documentaire, docu-fiction et voix off dans Le fleuve » (3 p.) ou « Analyse de l’ouverture : l’universel singulier » (3 p.).
Retour au Fleuve, en voyant des images des Cinq Gentlemen maudits de Duvivier (1931). On a l’impression d’une même façon d’intégrer la vie de la rue dans la fiction. Renoir paraît filmer les Indiens et leurs activités comme Duvivier le faisait avec les Marocains.