Akira Kurosawa, 1980 (Japon)
L’ombre est là, dès le début. Le long début en plan fixe présente trois hommes : au centre, Shingen chef du clan Takeda, à sa droite, son frère Nobukado, devant eux un voleur échappé de la potence [1]. Sur le mur, comme un personnage à part entière, l’ombre du chef avec laquelle le voleur devra malgré lui se confondre. C’est en effet sa ressemblance avec Shingen qui le condamne à un tout autre sort qu’une mort de simple brigand. L’homme devient kagemusha, la doublure du chef, son ombre.
Kurosawa filme le pouvoir et en écarte noblesse et substance. « J’ai chassé mon propre père et tué mon propre enfant pour m’emparer de ce pays. Je ne recule devant rien. » Par ces aveux, le seigneur du clan se décrit lui-même comme ne valant guère mieux que le voleur qui lui fait face. De plus, la doublure qui parvient à maintenir par son unique présence la cohésion du clan ne réduit-elle pas le pouvoir à une apparence ? L’idée de l’image est renforcée par ces symboles qui partout ornent les étendards ainsi que par la devise du clan : « Rapide comme le vent, silencieux comme la forêt, féroce comme le feu et impassible comme la montagne ». La représentation est d’importance.
Kurosawa filme le pouvoir et un défaut humain qui lui est souvent associé, l’orgueil (ce qu’il avait fait dans Rashômon en 1950). Assis trois ans durant sur le siège du seigneur mort, le kagemusha emprunte ses gestes à l’aristocratie, gagne en assurance et ne se contente plus d’être la marionnette de généraux soucieux de faire illusion face à l’ennemi. Le joyeux galop assez peu protocolaire qu’il entreprend durant le passage en revue des troupes en témoigne. Ses traits trompent même la cour, le petits-fils et les maîtresses de Shingen. Puis, trop confiant, l’imprudent s’essaye à monter le cheval fougueux que seul son prédécesseur approchait : sa chute révèle l’imposture. Kurosawa ne dépeint pas l’orgueil d’un seul homme, mais celui de tous les gouvernants. Ainsi, les généraux renâclent à élever le voleur au rang de prince et à le servir en public. Katsuyori, le fils de Shingen, n’attend pas seulement frustré son avènement, avide de pouvoir, il est surtout à l’origine des assauts qui mettront fin au clan [2].
La plupart des commentaires faits sur cette fresque historique insiste sur sa beauté visuelle. Et plusieurs plans magnifiques rappellent le sens de la composition de Kurosawa, les décors qui servent au cauchemar aussi. Dans cette scène en trois mouvements qui annonce la fin du double [3], les lieux, les déplacements des acteurs et leurs expressions condensent toute la dramaturgie du film. Quoique d’un style différent, on la rapprochera du théâtre nô un moment aperçu. Le cinéaste enrichit par ces formes variées le motif tissé d’une aristocratie en représentation. D’autres scènes sont superbes : les armées gigantesques en mouvement, ou, sur le lac, quand la barque qui porte cette immense jarre se perd dans la brume [4].
En 1980, Kirk Douglas et son jury sans savoir les départager décernent la Palme d’Or à deux films : All that jazz de Bob Fosse et cette épopée qui impressionne encore par son historicité, sa stylisation et sa fureur [5].
[1] Shingen et le kagemusha sont tous deux joués par Tatsuya Nakadai que Kurosawa dirigeait dès 1961 dans Le garde du corps. Le frère est incarné par Tsutomu Yamazaki (Departures de Takita, 2009).
[2] La bataille de Nagashino en 1575 où la cavalerie des Takeda est réduite à néant par les arquebusiers adverses.
[3] Le kagemusha hanté par le fantôme du seigneur imité, puis au double de poursuivre le modèle mais repoussé il reste seul, perdu et submergé par les eaux (à la fin du film, le sosie regagne le lac pour mourir où le seigneur repose). La scène du cauchemar fait encore écho aux paroles du frère : « Ce n’est pas facile de disparaître pour devenir un autre. C’est vrai. […] L’ombre d’un homme ne peut jamais abandonner cet homme. J’étais l’ombre de mon frère. Maintenant que je l’ai perdu, c’est comme si je n’étais rien. »
[4] En 2004, dans une intéressante critique, l’universitaire et écrivain Daniel Weyl émet des réserves sur la forme (les facilités des couchers de soleil ou de la pluie) et conclue : « ligoté par Hollywood et affaibli par ses échecs, le Kurosawa septuagénaire a beau déployer avec faste un certain génie de l’image, il n’est guère que l’ombre de lui-même, perdue dans le pitoyable rêve du spectacle total ».
[5] Kagemusha est présenté à Cannes dans une version originale de 3h que les mécènes Lucas et Coppola souhaiteront amputer d’une demi-heure pour le marché international. On peut noter à propos de l’influence encore exercée par le maître japonais sur ces admirateurs que Coppola emprunte à Kagemusha les cieux rouges des batailles pour son Dracula (1992) et peut-être Lucas y pense-t-il quand il donne un double à la reine Amidala (La menace fantôme, 1999).
Tiens, cela vient faire un bel écho au thème dont je traitais il y a peu (le samouraï chez Akira Kurosawa, donc). Je suis d’accord avec ce que tu écris et j’ajoute donc l’omniprésente référence shakespearienne qui ne cesse de hanter Kurosawa et qui rapproche ce film du Château de l’araignée (1957) et de Ran (1985) même s’il n’est pas, lui, une transposition d’une pièce du dramaturge britannique et qui le distingue d’autres jidai-geki plus proches du western.
A voir, même si le documentaire a été réalisé sur le tournage de Ran, le AK de Chris Marker qui permet de mieux comprendre comment le maître japonais réussit à signer de si fastueuses fresques historiques (avec son fameux système à trois caméras que seuls Kurosawa et son chef-opérateur parvenaient à dominer).
Et Hollywood, bien sûr, n’a jamais été loin de Kurosawa – et réciproquement. Passionnant jeu d’allers-retours…
Ah si, un point (mineur) de désaccord ou de débat historien. Tu classes le film dans « période moderne ». Il me semble que, pour le Japon, on considère que la période médiévale se clôt avec la victoire du clan Togukawa dont l’une des étapes est l’événement raconté par le film et qui adviendra au tout début du 17e siècle. Je me trompe ou tu retiens le découpage proposé pour l’Occident pour tous les films ?
Lointain mais excellent souvenir de ce Kagemusha, qui allie mieux, à mon sens, hiératisme et flamboyance par rapport au suivant, le très théâtral Ran (qui, comme le dit justement au-dessus de moi Ran, euh…, Antoine, reste dans la même veine).
Pas encore vu Ran.
Oui pour la période moderne. Je me contente d’un simple découpage occidental (et tous dans le même panier !), mais tu as raison.
A vrai dire, quelques soient les thèmes choisis j’ai du mal à me satisfaire de ces classements (drame, aventures etc.).
Très belle maîtrise du registre fantastique dans le film aussi: on hésite toujours entre une vaste farce d’acteurs en représentation (le va-nu pieds chef de clan, les généraux qui doivent feindre la soumission) et une représentation surnaturelle du pouvoir (doutes sur la possible possession du voleur par l’esprit de Shingen, apparition céleste à la fin du film). Ces trois années pendant lesquelles un mort tient encore les rênes du pouvoir transforment en quelque sorte le monde des vivants en limbes.
La remise en cause troublante de l’identité dans ce film fait songer à celle qu’Oshii explorera dans une toute autre époque (dystopie futuriste) avec Ghost in the shell (1995).