Jerzy Skolimowski, 2010 (Pologne, Norvège, Irlande, Hongrie)
Le film s’ouvre sur un paysage de canyons très aride, vu d’un hélicoptère. En voix off, on apprend que les trois personnages qui cheminent en bas sont en mission secrète : les passagers de l’hélicoptère sont eux-mêmes des soldats américains. Nous suivons alors les trois hommes au sol, imbus de leur technologie : leur petite procession est précédée par un démineur, équipé de son détecteur de métaux et lunettes infrarouges sur le casque. Les deux soldats qui le suivent déblatèrent et fument des joints, les GI’s de ce film semblant toujours aussi amateurs et décalés dans les territoires conquis que ceux imaginés par Coppola dans Apocalypse now (1979). On songe aussi aux post-ados désemparés dans le désert de Jarhead (Sam Mendes, 2005).
Caché dans le labyrinthe de défilés, un homme hirsute et paniqué (Vincent Gallo) les guette. Avec un lance-roquettes, il tue les trois envahisseurs dans un geste maladroit, peu spectaculaire.
Les passagers de l’hélicoptère repèrent le soldat et, sans faire de dentelles, lancent un missile après lui. L’homme survit et se trouve soumis aux traitements infligés par les envahisseurs américains aux Talibans – cependant, à aucun moment le lieu de l’action ne nous est donné. Skolimowski ne cherchant pas du tout à être explicatif, la situation dans ce pays n’est pas décrite avec l’esprit de synthèse un peu mou de certains films de guerre cherchant à nous convaincre du fait qu’il est difficile de choisir son camp pour le spectateur : les Américains envahissent mais les soldats ne font qu’obéir aux ordres, les autochtones sont leurs victimes, mais des fanatiques aussi … Non, ici, un seul point de vue est donné, celui de Vincent Gallo, et seul demeure le spectacle d’un homme torturé dans son propre pays par des étrangers. C’est le moment qui m’aura le plus marqué, le seul dont on peut tirer un sens.
Expédié ensuite dans un avion, le protagoniste est débarqué dans un nouveau désert, couvert de neige et de sapins : il doit sûrement être mené dans une de ces prisons secrètes que la CIA possède un peu partout dans « le monde libre », en Pologne plus précisément. On charge l’homme et d’autres prisonniers dans des 4×4 rutilants ; le convoi roule de nuit dans la neige jusqu’à ce qu’un véhicule sorte de la route. Vincent Gallo parvient à s’échapper.
Commence alors pour lui un retour à l’animalité représenté par une série de meurtres que le fugitif commet, prenant pour victimes des GI’s tout d’abord, puis d’innocents autochtones (un bûcheron notamment). Vincent Gallo avance telle une bête, seulement guidé par sa volonté de prolonger son existence de quelques heures. Pendant une heure donc, nous assistons à différentes scènes de lutte, entrecoupées de plans oniriques avec la voix off d’un muezzin qui chante des discours fanatiques – le procédé est tellement grossier qu’il doit dénoter une intention comique de la part du réalisateur. Seule une femme (Emmanuelle Seigner, épouse de l’ami de Skolimowski, M. Polanski) le recueillera et lui prodiguera des soins comme pour un animal blessé, avant de le remettre sur la route. Là encore, cette scène ne fait pas sens puisque Gallo mourra quelques minutes plus tard de ses blessures.
Finalement, nous ne sommes pas sûrs que le pays d’où cet homme vient soit l’Afghanistan ; le choix d’un acteur américain pour l’interpréter, aussi excellent soit-il, dérange ; et cette longue traversée d’un territoire blanc comme une page vierge de tout sens, n’est que le théâtre de ces « meurtres essentiels », de l’acquiescement à une pulsion de défense pour le héros. Skolimowski se donne après Rousseau et Kubrick l’occasion de livrer une fiction sur l’état de nature, et il nous apprend que notre premier mouvement face à autrui a certainement été de vouloir le supprimer : cette leçon très primitive rend tout sens, toute tentative d’interprétation politique ou psychologique vains. Ne restent qu’une manière de filmer la forêt polonaise et l’errance de ce premier homme.
La leçon n’est pas complètement inintéressante, mais j’ai été déçu que Skolimowski inscrive son récit dans une actualité qui pose tant de questions (en premier lieu, ces guerres au Moyen-Orient peuvent-elles être considérées comme justes ou sont-elles essentiellement une nouvelle forme de colonisation ?) pour nous annoncer sa volonté de refuser tout autre sens que celui de cette pulsion essentielle de meurtre. Pour ma part, je trouve que cela ôte beaucoup d’intérêt à son film, malgré la maîtrise formelle à laquelle ce réalisateur expérimenté est parvenu.
C’est l’utilisation du fameux jeu de cartes qui a servi aux Américains à identifier et hiérarchiser leurs principaux ennemis en Afghanistan qui, lors de la première séquence, nous met ce territoire en tête. Tout est fait par Skolimowski pour brouiller les pistes : un acteur américain pour jouer un Taliban (en tout cas un Moyen-oriental), ce personnage baladé à droite et à gauche dans le monde, dans un désert de sable ou de neige, sans que l’on sache où, un tueur pour lequel on peut avoir de l’empathie…
Le film est très violent, à la fois dans les sons (sifflet assourdissant, tronçonneuse, aboiements…), dans l’âpreté de la nature, dans les rencontres faites, toutes réduites à des possibilités de survie et le plus souvent au détriment de l’autre (exception faite de quelques animaux, ce que Gallo redevient). Le fugitif ne peut pas poser un pied sans risquer de se faire mordre par un piège à loup. Quand il tend une main méfiante pour manger des bais, on craint qu’il ne s’empoisonne comme dans Into the wild (Sean Penn, 2007).
Quelques gros plans sur les éléments, eau, glace, bois, trop brefs pour que l’on puisse parler de contemplation, ainsi que la musique (d’Asie orientale plutôt que centrale ?) relèvent aussi d’une mystique, dont on n’est pas très sûr non plus que ce religieux veuille. Skolimowski aurait gommé toute trace de géopolitique, tout préjugé vis-à-vis d’un personnage devenu stéréotype à force de films américains militaires et politiques, pour confronter l’homme à la fois à une société qu’il ne peut rejoindre et à une nature sauvage et dangereuse.
Mais, en dépit du ressenti et en étant tout autant que toi attentif à la maîtrise du réalisateur, j’avoue me perdre à mon tour si je veux tenter de cerner un sens ou un propos.