Ethan et Joel Coen, 2010 (États-Unis)
Que penser de la dernière création annuelle des frères Coen ? Les articles que j’ai pu lire vont d’une assez grande sévérité à des recommandations plutôt chaudes pour aller voir ce True grit, sans toutefois que ces divergences ne suscitent la passion qu’on a sentie dans les débats à propos de Black Swan. Il faut dire que le dernier long métrage des très prolifiques frères Coen ne peut être taxé ni d’imposture, ni de chef-d’œuvre – A serious man, en 2010 a pu prêter à des discussions plus animées.
Vous avez vu beaucoup de westerns dans votre jeunesse, vous y avez apprécié les beaux plans généraux sur de sauvages paysages, des personnages idéalisés (la courageuse petite puritaine, le gentleman texan, toujours digne même quand il boit dans une empreinte laissée par le sabot d’un cheval)? Dans ce cas, comme moi, vous devriez apprécier ce remake de Cent dollars pour un shérif (Hathaway, 1969) en convenant toutefois qu’il n’apporte absolument rien de neuf au genre. L’hommage n’est cependant pas tout à fait fidèle, notamment à cause de cette dérision presque naturelle aux frères Coen.
L’autre marque d’un film postérieur à cette mort du western qu’on a crû reconnaître avec les derniers films de cowboys réalisés par Clint Eastwood est cette violence qui surgit à certains moments, nous faisant sortir du pur principe de plaisir inhérent aux westerns mineurs de l’époque où ce genre dominait : quand le héros tirait, les ennemis tombaient dans une pose théâtrale, et assez loin de la caméra, sans insert dégoûtant sur deux doigts coupés ou sur un mur couvert de cervelle et de sang (plans qu’on rencontre dans True grit). La violence était esthétisée et le spectateur n’en conservait que le plaisir dû à son identification au héros. Mais il est difficile aujourd’hui encore de produire bêtement du spectacle dans ce genre trop intimement lié à la sombre histoire américaine, après Scorsese (en 1976 Taxi driver détruit le rêve du héros américain avec le personnage interprété par De Niro) après Cronenberg et son History of violence (2004), après Tarantino et l’humour noir des scènes de sévices dans Reservoir dogs (1992) ou Pulp fiction (1994). Le pur défoulement d’action sans aucune arrière-pensée a émigré dans les plus mauvais films de super-héros ces dernières années : les prévisibles Transformers, et bientôt toute une série de navets comme Suckerpunch ou Thor reversent dans un univers fantaisiste le désir puéril de castagne et de renoncement à tout réflexion que certains producteurs, peu enclins à prendre des risques dans leurs investissements, entretiennent.
Pour en revenir à True grit, on peut également reprocher aux brillants frères Coen de plaquer sur ce genre du western qu’ils veulent faire revivre des personnages déjà croisés auparavant dans leur filmographie : malgré la transformation de sa voix, Jeff Bridges nous fait beaucoup penser au « dude » de The big Lebowski (1998), avec sa capacité à s’affaler presque lascivement sur les couches les plus inconfortables. Avec les années, les deux frères tendent dans des moments de facilité à réutiliser des structures, des personnages déjà testés et approuvés auparavant. Mais cette même expérience leur donne une facilité pour construire un univers cohérent, servi par de beaux plans et des acteurs qu’ils savent très bien sélectionner et filmer (notamment la talentueuse Hailee Steinfeld). J’apprécie aussi cette signature discrète présente dans presque tous leurs films : le recours très ponctuel à des plans surréalistes (ici, l’ombre de l’assassin Tom Chaney, qui chevauche après sa mort devant l’héroïne en proie à la fièvre). Cela rappelle aux passionnés des frères Coen l’enjoliveur de voiture qui tourne sur un fond noir dans The barber (2001) après l’accident d’Ed Crane, pour se transformer en stéthoscope (celui du médecin qui réanime Billy Bob Thornton), ou les deux séquences de délire de Lebowski mêlant femmes nues, quilles de bowling et néonazis.
Il faut donc se sentir bien dans l’univers du western comme dans celui des frères Coen pour aller voir True grit : ce film remplit habilement ces deux attentes. Mais si vous n’avez pas le temps d’aller le voir, vous n’aurez cependant pas raté une étape majeure ni dans la filmographie des Coen, ni dans la construction du genre du western – si celui-ci est encore à construire après Pale rider (1985) et Impitoyable (1992).
C’est un film tout à fait agréable, à la fois fidèle et non au genre, comme tu le dis. Les acteurs s’en donnent à coeur joie, au grand plaisir des spectateurs.
J’ai beaucoup aimé, et la jeune actrice est une vraie révélation !
J’ai beaucoup apprécié le film – bien qu’il ne « révolutionne » pas le genre et ne mérite sans doute pas de figurer parmi les plus grands chefs-d’œuvre des auteurs.
Je suis globalement d’accord – même si j’ai personnellement insisté sur des points un peu différents – avec les propos qui sont ici tenus.
Un point tout de même de (relatif) désaccord : il est vrai que les frères Coen offrent quelques clins d’œil au duc avec le personnage de Cogburn mais cela ne dépasse pas ce stade de l’autoréférence. En effet, les deux héros sont bien différents. Le duc empruntait quelques traits aux héros de film noir et défini – ce qui est paradoxal – comme étant parfaitement à sa place (et fondamentalement nécessaire au monde auquel il appartenait bien qu’il le parasite) quand Cogburn, dans la plus parfaite logique du western (essentiellement crépusculaire) est destiné à s’effacer de l’univers dans lequel il s’ancre. En outre, le duc était un pacifiste – ce qui était très important dans sa caractérisation car il s’opposait sur ce point à son ami, l’ultramilitariste (orphelin d’une guerre perdue comme Cogburn) Walter Sobchak. Cet élément n’est pas – mais alors vraiment pas du tout – constitutif de la personnalité de Cogburn, bien au contraire !
Aussi si les frères Coen jouent avec des archétypes éprouvés (qu’ils appartiennent à leur propre univers ou aux genres qui les ont précédés), ils le font avec une certaine subtilité et ne recréent que rarement exactement le même personnage.
Ran: j’avoue que je suis passé assez vite sur mon jugement à propos des personnages du film. Mon propos était général: pour moi, on trouve des recettes un peu faciles pour créer un décalage dans le genre du western. C’est peut-être là le moyen par lequel les Coen tentent de créer un « surwestern » (pour reprendre une expression que les critiques ont employée à propos de John Ford, que tu cites dans ton article); mais ce choix ne marquera pas à mon avis l’histoire du western. Le fait de remplacer par des losers les héros traditionnels de western constitue le procédé un peu facile qui explique qu’on ne place pas ce film au sommet de la filmographie des frères Coen.
Plus précisément, à propos du personnage de Cogburn, il est effectivement plus juste de dire qu’il se situe quelque part entre les personnages de Lebowski et de Sobchak. Cependant, l’attitude de Cogburn quand il ne sort pas son colt rappelle celle de Lebowski, d’où un manque d’étonnement en voyant True grit – alors que The big Lebowski est devenu un de ces films que les fans vont voir en se déguisant grâce à ces personnages si particuliers, dans la lignée de Rocky horror picture show. Quand Cogburn se saoule pour se ridiculiser dans un concours de tir improvisé, je pense à Lebowski qui fait subir un interrogatoire à l’impayable producteur de porno joué par Ben Gazzara (souvenez-vous de l’indice qu’il relève en calquant ce que le producteur a noté sur son carnet) ; quand Cogburn fait son autobiographie pour sa jeune compagne de voyage, je pense à Lebowski qui raconte sa vie de raté à la peintre féministe après leur nuit d’amour. Mais encore, on peut dire que le personnage de Mattie Ross est une Frances Mc Dormand de 14 ans : Mattie en vieille fille ressemble beaucoup à la femme acariâtre d’Ed Crane dans The barber. Pour moi, ce côté déjà vu des personnages explique que True grit ne soit pas tout à fait à la hauteur. Le prof de maths d’A serious man et son frère avaient plus d’individualité, nous marquaient davantage.
En lisant ton article, je me rends compte aussi que le mien passe à côté du thème principal de True grit, et je me permets de compléter ma fiche ici, en renvoyant à ton analyse : True grit est effectivement avant tout un film sur la nostalgie. C’était bien le fil rouge de cette narration qui explique que tous ses protagonistes sont un peu des ratés : ils se voient devenir des pièces de musée, des figures obsolètes de l’Ouest légendaire à l’approche du XXe siècle.
D’une certaine manière, The barber annonce, en effet, un tournant dans l’œuvre des frères Coen puisque, si l’on excepte leurs deux comédies mineures du milieu des années 2000, c’est à partir de ce moment-là que l’œuvre devient plus amère. Cela se matérialisera complètement avec No country for old men. Au-delà, le rapprochement entre la Doris Crane de The barber et la Mattie Ross de la fin de True grit ne m’apparaît pas évident.
Un point tout de même – qui, d’ailleurs, ne fait que confirmer que True grit n’est pas « révolutionnaire » – : les héros de western ont presque toujours eu une dimension de « losers« , ne serait-ce que parce que, comme Cogburn, ce sont d’anciens sudistes qui viennent de perdre la guerre de Sécession. Songeons, par exemple, à John Wayne dans La prisonnière du désert ou L’homme qui tua Liberty Valance.
Je ne suis pas client du cinéma des Coen bros, j’accroche pas à ce qu’ils font.
En revanche, je dois voir très prochainement Impitoyable 🙂
Oui, un divertissement à l’intérêt limité.
Les fusillades sont sèches et la violence brutale, mais elles le sont depuis quelques westerns maintenant : Open range (Costner, 2003), le sous-estimé Assassinat de Jesse James (Dominik, 2007), voire No country des Coen qui a des liens étroits avec le genre (2007).
A qui donc ce cran véritable (true grit) ? A Mattie qui s’accroche à la vengeance (ou justice ? selon le proverbe biblique en exergue), quitte à rendre sa vie rugueuse comme un sable épais (true grit) ? A Rooster et LaBoeuf qui se frottent à la mort si besoin ? Plus généralement, à celui qui saura survivre aux brusques changements d’une époque qui s’affole. Où la négociation prend le pas sur les flingues, le droit sur les règlements de compte. Mattie est alors la plus armée.
Les Coen répètent une forme qu’utilise Mann dans Public enemies (2009) : en pleine course, le corps criblé de balles que l’on abandonne derrière soi. Mattie regarde toujours par dessus son épaule ces cadavres, sauf à la fin, le point de vue est celui du mort (le spectateur planté à côté de la tombe de Rooster et la femme amputée qui disparaît dans l’horizon).
Enfin, pourquoi leur manque-t-il à tous un bout ? Un œil pour Rooster (qui d’ailleurs, à cause de sa jactance, n’aurait guère fait long feu dans Dead man de Jarmush, 1995), une langue déchirée pour LaBoeuf, un bras pour Mattie. Il est vrai qu’ici, « l’incomplétude n’est pas un défaut de caractère ni un manque de capacité » (Masson, Positif, n°601). Faut-il voir dans ces infirmités un obstacle à l’accomplissement de l’individu ou le prix à payer pour l’atteindre (malgré la société) ?
Un détail me rend aussi curieux : pourquoi un tablier maçonnique sur le corps du paternel ? Cela vient-il du roman de Charles Portis (puisque les Coen parle d’une adaptation du livre et pas d’un remake du film d’Hathaway) ?
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Je me suis aussi interrogé quand un symbole maçonnique apparaît dans la boîte léguée à Mattie. Cela pourrait symboliser le lien avec l’Europe en train de se rompre (les sociétés secrètes du Vieux Monde ne parviennent pas à s’implanter dans le Nouveau).
Les différentes amputations des protagonistes m’ont fait penser à Jodorowsky, qui est obsédé par ce motif lié au thème de l’initiation. Je connais ce dernier seulement par ses BD : ses films psychédéliques peuvent-ils avoir influencé les frères Coen? Rien n’est moins sûr.
Après l’avoir revu avec plaisir, je ne trouve plus que True grit ait un intérêt limité. Il m’est en effet apparu plus efficace et plus prenant la deuxième fois. La forme du conte qu’il emprunte par moment (la chevauchée sous la nuit étoilée), ses dialogues étirés, ses histoires secondaires et son propos de façon générale m’ont bien davantage enthousiasmés.
Plusieurs thèmes ont de l’importance. Celui de la vengeance qui dicte sa voie à Mattie. D’une certaine manière celui de la nostalgie, ce que vous relevez, indissociable de l’évolution de l’Amérique qui est ici décrite. Mais aussi et peut-être surtout celui de l’initiation : la jeune fille de 14 ans, plus adulte que quiconque (et jamais rabaissée au rang de fillette en terme de mise en scène : ses vêtements lui font les épaules carrées, elle domine le marchand avec lequel elle négocie en ville ou les petites dames qui l’hébergent, elle est souvent traitée d’égal à égal dans les champs-contrechamps avec le shérif ou le marshall…) se confronte et s’initie (par héritage) à un monde qui disparaît (celui du règlement de compte). Outre ce qui a déjà été dit sur le sujet, le symbole maçonnique rappelle ce principe-même de l’initiation.
Pour ajouter quelque chose sur les infirmités et sur Jodorowsky (puisque tu en parles), dans son dernier film, La danza de la realidad (2013), le Chilien place en effet un cul-de-jatte, des manchots et d’autres estropiés dans une ou deux scènes. Il s’agit des victimes d’explosions lors d’accidents miniers. Le film est plus ou moins autobiographique mais comme il s’agit là encore de l’initiation d’un enfant, faisons le parallèle.
Ainsi, les États-Unis marginaliseraient ses représentants de la loi aussi peu fréquentables que les hors-la-loi (d’où Rooster aux toilettes, d’où Rooster en procès). Les États-Unis progresseraient vers une société moderne, plus juste, moins barbare (régie par le droit et le commerce…).
Mattie veut donner la mort par vengeance, ce qui va à l’encontre des principes de la société en cours. Elle s’écarte également d’un possible legs humaniste (la franc-maçonnerie du père ?). Elle en paierait donc le prix (un bras).
Bon vite fait et en marge du débat initié plus haut.
Vu True grit hier soir et j’en suis ressorti un peu déçu. C’est bien, dans le sens où on ne s’emmerde pas trop, la photographie est soignée et la direction d’acteurs tient la route. Mais franchement, ce film manque singulièrement d’âme, il ne se démarque pas, ne surprend jamais. J’attendais mieux des frères Coen. Dans le genre western moderne, j’avoue que le remake de 3h10 pour Yuma (pourtant d’un grand classicisme) ou L’assassinat de Jessie James m’ont davantage tapé dans l’œil. Bon en plus je l’ai vu en VF (épouvantable), ça n’aide pas. Finalement je trouve plus d’authenticité dans la série Deadwood que dans les dernières productions western hollywoodiennes.
J’avoue que mon plus grand problème finalement vient peut-être de l’histoire elle-même, je n’y ai jamais cru, pas une seule seconde en fait. Cette gamine de 14 ans qui tient tête à tous ces durs à cuire m’a laissé assez sceptique. L’Ouest américain est un monde dur, misogyne, violent, sale… J’ai trouvé l’Ouest des Coen assez gentillet (tout au plus se prend-elle une fessée). Et puis le film comporte quelques ficelles assez difficiles à avaler, l’héroïsme, qu’il soit féminin ou masculin me gonfle et la fin m’a paru insupportable (à partir du moment où Cogburn affronte seul les quatre outlaws c’est le grand n’importe-quoi carnavalesque).
L’évocation maçonnique est déjà dans Cent dollars pour un shérif, la version de 1969. Cependant Hathaway ne montre rien des affaires du franc-maçon, aucune image pour appuyer la très brève recommandation de Mattie d’enterrer son père avec son tablier d’initié. Je l’ai déjà signalé, il faut certainement aller chercher la référence originale dans le roman de Portis (True grit, 1968).
Le film des Coen sort en fait très grandi d’une comparaison avec le film d’Hathaway. Il est plus cohérent, véritablement contextualisé et gagne un tout autre style.
En effet, la référence originale est bien présente dans le roman de C. Portis: le père est enterré avec son tablier d’initié de la loge de Danville.