Un corps sous la lave (Eles transportan a morte)

Helena Girón, Samuel M. Delgado, 2021 (Espagne)

Deux histoires ou peut-être qu’une. Au large des Canaries, trois fuyards ont emporté la voile d’une caravelle de Colomb. Une grappe de matelots cherche à leur mettre la main dessus et les traque dans les broussailles de ce caillou perdu dans l’Atlantique. Dans la même journée et la même nuit, une femme tente de sauver sa jeune sœur et la conduit sur son âne vaillant jusqu’à la cahute isolée d’une vieille guérisseuse. Helena Girón et Samuel Delgado insufflent d’emblée sur ces terres revêches un mystère qu’ils ne lâchent pas, qu’ils entretiennent même en scrutant l’hostilité de la lande et le feu des profondeurs (le tournage a été fait pour partie sur Tenerife, pour partie en Galice, dans la campagne escarpée d’Ourense). Peu de mots, les crapahuteurs économisent leur salive pour avancer. La piétaille en fuite n’échange que sur l’essentiel pour échapper à ses poursuivants. La femme de son côté ne parle au corps de sa sœur transbahuté par l’âne que pour chercher à comprendre ce qu’elle a fait, puis se tait.

De suivre ces marcheurs malheureux dans des paysages désolés, cela rappelle l’expédition du fol Aguirre dans la jungle amazonienne (1972) ou plus largement la nature contemplée, souvent embrumée du cinéma de Werner Herzog. Dans le récit qui nous occupe, les trois marins ont cependant refusé de suivre le conquérant Colomb et n’auront jamais mis un pied sur le Nouveau Monde (on n’est pas loin non plus de Cabeza de Vaca de Nicolás Echevarría, 1991). La vieille rebouteuse quant à elle et les sœurs venues la trouver font apparaître par leurs vies agrestes quelque connivence avec les filles d’Islande de Quand nous étions sorcières de Nietzchka Keene (1989). Des hommes enrôlés qui échappent à l’aventure nationale officielle et des femmes en quête d’une cure ou d’un remède : on aurait tort de penser que derrière le grain de la pellicule Super 16 et ces images hallucinantes ne figure rien d’autre qu’une audace contemplative, deux histoires étranges que l’on peine à articuler et dont on ne sait vraiment si elles appartiennent aux mêmes lieux et correspondent à la même temporalité.

Il faut entendre ou lire qu’Un corps sous la lave a recours à des images d’un film adoré par Franco, Alba de América de Juan de Orduña (1951) pour mieux saisir l’ambition de ce premier long. En montant des plans d’un film devenu symbole de la propagande franquiste, Helena Girón et Samuel M. Delgado font surgir avec la Santa María et les silhouettes qui s’en extraient les fantômes d’un passé à rejeter. L’évocation des Canaries, tête de pont de l’entreprise coloniale espagnole, fait alors sens. Colomb et Franco, qui incarneraient respectivement l’initiative impérialiste de la fin du XVe siècle et la dictature militaire du XXe, sont des figures, sinon des emblèmes, de l’histoire officielle contre laquelle s’élèvent les trois déserteurs qu’il faut poursuivre et abattre et les trois femmes de la lande que d’aucuns sous l’emprise du patriarcat en puissance auront tôt fait de soupçonner, au moins pour l’une d’entre elles, de sorcellerie. On comprend dès lors que c’est cette histoire officielle qui pèse sur les épaules des protagonistes sans que eux-mêmes forcément n’en ait conscience ; un passé lourd à briser le dos, propre à faire disparaître celles et ceux qui n’œuvrent pas à la gloire du régime. Le mort transporté du titre galicien en est la métaphore, comme le corps enfoui, toujours pourrissant et jamais consumé sous les coulées de lave de l’Histoire.

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