William Dieterle, 1939 (États-Unis)
Quoi de mieux que la fin du Moyen Âge, de l’avis de ceux qui n’en retiennent que le folklore et les ténèbres ou bien de l’avis des romantiques, pour raconter une histoire sur la tolérance et la fin de l’obscurantisme ?
Le tournage de Quasimodo se poursuivait alors que les Nazis envahissaient la Pologne et tout d’un coup les souffrances du peuple de gueux, l’oppression subie par les Bohémiens (que l’on chasse et à qui la garde interdit l’accès de la ville) ainsi que les révoltes contre les dirigeants qui menacent leurs libertés (d’expression, du droit d’asile) donnent au spectateur après guerre une drôle de résonance au sort des victimes du nazisme et en particulier des Tziganes. Contre le mal répandu par la sombre silhouette de Frollo (convoitise, meurtre et torture), l’histoire revisitée de Notre-Dame de Paris lui oppose, dès la scène d’introduction en atelier, l’imprimerie comme moyen de diffusion du savoir et des idées et la figure du poète pamphlétaire Gringoire (anachroniquement influencé par les Lumières), qui devient plus tard le porte voix du soulèvement populaire (là encore, avec les barricades de la période révolutionnaire, de plus récents souvenirs se superposent à l’année 1482 ici décrite). Esméralda la Bohémienne est celle par qui le mal arrive et la victime (elle n’est plus d’ascendance noble ou bourgeoise, petite fille enlevée enfant par deux gitanes, comme sous la plume d’Hugo, mais bien une Bohémienne). Le personnage de Quasimodo, laid mais innocent, repoussant mais fidèle, effrayant mais, avec Esméralda, plus aimable qu’aucun autre personnage, est celui qui au final se dresse à son tour contre le mal, fût-il son père adoptif et maître, et le détruit. Le roi Louis XI en fin de règne, quant à lui, est montré progressiste mais incapable de vraiment agir.
La précédente adaptation de1923, Le Bossu de Notre-Dame de Wallace Worsley par les studios Universal était déjà un film marquant. Il pouvait d’abord agacer par les trahisons faites au texte (la survie du Phoebus et la fin heureuse pour Esméralda qui tombe dans les bras de ce douceâtre, ou, autre exemple, l’américanisation du récit bien résumée par Hervé Dumont dans l’article qu’il consacre au film). Pourtant, sans même évoquer le charme absolu du cinéma muet de cette époque, la version de Wallace Worsley compensait aussi par l’ampleur de sa production, par les décors fous, les milliers de figurants et ses acteurs, dont Patsy Ruth Miller qui incarne la belle Bohémienne, mais surtout Lon Chaney incroyable dans le rôle de Quasimodo.
La réactualisation parlante de William Dieterle par la RKO a des qualités semblables. Si l’on considère seulement la beauté des images, elles ne sont en rien étrangères au savoir-faire du réalisateur (jadis acteur pour Max Reinhardt, le maître du théâtre berlinois des années 1920 et influence majeure du cinéma allemand ; voir sur ce point la fameuse étude de l’historienne Lotte Eisner, L’Écran démoniaque, 1952). De même, les techniciens œuvrent à la composition de scènes et de tableaux impressionnants, a fortiori du point de vue des hauteurs de Notre-Dame ou en plan large sur le parvis noir de monde (durant la fête des fous, pour assister aux punitions du bourreau ou lors des soulèvements de la foule). Les rues de Paris au XVe siècle rencontrent l’expressionnisme allemand. Maquettes, peintures, décors reproduits au ranch de RKO-Pathé dans la vallée de San Fernando ramènent le Paris gothique, ses ruelles étroites et ses encorbellements, le somptueux portail de Notre-Dame, la galerie des rois sculptés, la grande rosace et les gargouilles scrutant le panorama depuis leurs sommets. Comme le dit la jolie formule d’Hervé Dumont, dans le film c’est « Le gothique flamboyant transmuté par l’expressionnisme allemand ». François Amy de la Bretèque signale de son côté d’autres sources d’influences notables : Brueghel et le graveur Jacques Callot (XVIe siècle), des illustrateurs comme Gustave Doré et Luc-Olivier Merson (XIXe siècle ). Le même historien, qui fait aussi une comparaison avec le cinéma soviétique pour ce qui est du montage des scènes de foule, place Quasimodo « historiquement à l’articulation du cinéma hollywoodien classique et du futur cinéma post-moderne » (Le Moyen Âge au cinéma, 2015, p. 192).
Pour donner quelques noms de l’équipe technique, le directeur de la photographie, Joseph H. August, a déjà beaucoup travaillé quand il aborde le projet de Quasimodo et à plusieurs reprises pour de grands noms (William Wellman, John Ford, Howard Hawks…). Le directeur artistique, Van Nest Polglase, est aussi expérimenté. Il a surtout été en charge de décors pour des comédies et des comédies musicales (de nombreuses fois pour Mark Sandrich, George Stevens ou George Cukor). Mais il a également fait partie, entre autres, de l’équipe du King Kong de Merian C. Cooper et Ernest B. Schoedsack (1933). Van Nest Polglase sera d’ailleurs embauché avec Darrell Silvera, son collaborateur aux décors, par Orson Welles l’année suivante dans Citizen Kane (1941).
Quasimodo offre un autre grand plaisir que de réunir à nouveau après La Taverne de la Jamaïque d’Alfred Hitchcock (1939) Charles Laughton (choisi par les studios) pour jouer le bossu et Maureen O’Hara (qui n’avait pas encore vingt ans ; choisie par Laughton) pour interprétée Esméralda. Parmi les autres rôles importants, Cedric Hardwicke devient Frollo, archidiacre et juge en chef pour le roi, et Walter Hampden joue son frère, l’archevêque de Paris ; ils incarnent l’un et l’autre la menace arbitraire et la protection instable de l’Église. Le vieux mais sympathique Louis XI, sous les traits de Harry Davenport, est à son tour remarqué lors de ses quelques apparitions (durant le prologue, ou pour promettre à Esméralda sa clémence envers les Gitans).
Il n’y a pas de tableau alchimique dans Quasimodo comme on en trouve dans l’adaptation de 1911 (Notre-Dame de Paris d’Albert Capellani) ou dans le remake en couleurs de 1956 (Notre-Dame de Paris de Jean Delannoy). Frollo n’est plus un alchimiste chez William Dieterle comme il l’est dans le roman de Victor Hugo. Frollo est un démon des années 1930. Plus besoin donc d’évoquer les sciences occultes et les recherches d’antiques recettes capables de merveilles. La soif de pouvoir de l’archidiacre se voit ailleurs, ses prises de position vont à l’extrême, réclamant répressions, autodafés, condamnant à la question et à la peine capitale. Ce que Frollo lui signifie à sa façon à la fin, il n’appartient ni aux lumières ni aux hauteurs de la cathédrale. Et pour m’accorder une nouvelle fois avec Hervé Dumont et sa critique, si à la fin Esméralda survit à la terreur pourtant subie, c’est tant mieux, et pas seulement parce que c’est Maureen O’Hara.