Leo McCarey, 1937 (États-Unis)
L’histoire du cinéma, comme le monde réel, est parfois injuste. Le relatif oubli dans lequel Leo McCarey, cinéaste hollywoodien de première importance, a été tenu pendant longtemps – et dont il commence à ressortir depuis quelques années – est l’une des ces injustices. Pour ma part, je n’ai découvert son cinéma que tardivement : je n’en avais jamais entendu parlé à l’université, et il ne ressortait jamais non plus dans les articles de Truffaut, Godard ou Rohmer, cités comme la Bible par la majorité de la population professorale et estudiantine. Ces articles analysaient avec passion le cinéma de Hitchock, Ford, Hawks ou Lang, jamais celui de leur exact contemporain McCarey.
Il faut dire que celui ci avait en quelque sorte tendu le bâton pour se faire battre : là ou le quatuor de tête saupoudrait de chefs-d’œuvre des carrières s’étendant sur une bonne quarantaine d’années, Leo McCarey réalisait ses plus beaux films sur une période de 5 ans, de 1935 à 1940 ; après d’énormes succès publics aux États-Unis dans les années 40, son cinéma semble s’être étiolé dans les années 50. Ce fervent catholique, ouvertement conservateur, finit par se laisser aller dans quelques-uns de ses derniers films à un anti-communisme primaire qui gêna même les plus actifs soutiens du McCarthysme. Bref rappel des faits : McCarey a commencé sa carrière au temps du muet, dans le cinéma burlesque. Il a contribué à la création – et à l’efficacité comique – du duo Laurel & Hardy. Il a été demandé comme réalisateur par les Marx Brothers pour Duck soup (1933). Et il a enchaîné dans la première moitié des années 1930, nombre de comédies à succès, cette période culminant avec le génial Extravagant Mr Ruggle (1935). En récompense, le cinéaste bénéficie d’une carte blanche à la Paramount.
Il change alors complètement de registre en choisissant un sujet qui lui tient à cœur : Make way for tomorrow, adapté d’un roman de Josephine Lawrence, est un film à message racontant le calvaire d’un couple de retraités désargenté qui se retrouve obligé de vivre, séparément, chez leurs enfants ingrats. En une seule scène de dix minutes, tout l’enjeu est posé, ainsi que les relations entre les différents personnages, qui vont conditionner l’entièreté du drame à venir : l’amour intact du vieux couple et leur déchirement à l’idée de se voir séparés ; leur sens du sacrifice qui les amène à ne jamais critiquer ouvertement les solutions trouvées par leurs enfants ; l’embarras de ces derniers, gênés par le manque d’argent – réel : on sent dans l’étroitesse des modes de vie, les répercussions de la grande dépression – mais aussi par des égoïsmes qui, pour être peu reluisants, n’en sont pas moins humains…
Une des particularités du film est que, contrairement à la plupart des mélodrames, le scénario ne fait jamais intervenir d’élément extérieur (événement inattendu, revirement d’un personnage ou autre révélation spectaculaire). Paradoxalement, pour ce cinéaste croyant, le Deus ex machina ne fait pas partie de l’équation – et d’ailleurs, aucun personnage ne prie. Le scénario déroule donc le fil des éléments qui sont présentés dès le début, et une fin heureuse est bien entendu impossible : non, le vieux père ne va pas retrouver du travail ; et non, aucun des enfants ne va finir par sacrifier entièrement son confort pour accueillir les deux parents à la fois. La séparation, au départ envisagée comme transitoire, est vouée à être définitive. La vie est ainsi faite, et McCarey nous le dit sans fard.
Sans fard, mais avec cependant un art consommé de la litote et de l’euphémisme. Les dialogues notamment sont superbement écrits – ainsi du père qui discute avec un ami, satisfait de sa condition de commerçant marié et musicien du dimanche : « Oui, ma vie ressemble beaucoup à la vôtre, sauf que je n’ai pas de boutique, que ma femme est à 500 km et que je ne sais pas jouer de violon ». Cette subtilité dans l’écriture n’empêche cependant pas McCarey de montrer en même temps très clairement la cruauté de certaines situations : comme dans la scène ou la mère, au milieu du salon, téléphone à son mari devant une foule d’invités venus pour jouer aux cartes. Elle parle trop fort, elle se répète, elle dit des choses banales et en même temps émouvantes. Les invités, qui ne peuvent pas faire semblant de ne pas entendre, sont à la fois touchés et gênés de cette situation de voyeur. Chez McCarey, le malaise est une composante essentielle des relations entre les gens.
Quant à la mise en scène, d’une extrême simplicité comme souvent chez lui, elle se résume en réalité à mettre en valeur les comédiens grâce à des plans longs, des scènes découpées le moins possible afin de conserver au maximum l’intégrité de leur jeu, et donc l’humanité des personnages. Le film se déroule donc dans un agencement d’émotion, de gêne et aussi de rires, car McCarey se sert de l’humour, par petites touches, non pas pour atténuer le drame mais, au contraire, pour le renforcer par contraste. Cette combinaison de sentiments est unique dans le cinéma hollywoodien, et très rare ailleurs. Etrangement, cette forme de sincérité absolue dans la représentation des rapports humains ne trouvent d’équivalent à mes yeux que chez Renoir (admirateur de McCarey) et chez son héritier Pialat – avec bien entendu des sensibilités esthétiques et morales très différentes.
D’ailleurs cette franchise n’allait pas être comprises par le public de l’époque, habitué à plus de ménagements de la part du cinéma hollywoodien. Le film fut un grave échec tant critique que public. Pour s’en remettre, Mcarey tourna dans l’urgence (et presque en totale improvisation) la comédie The awful truth, pour laquelle il remporta l’Oscar du meilleur réalisateur en 1938. L’anecdote est connue, mais je ne résiste pas au plaisir de la répéter ici : lorsqu’il vint chercher sa récompense, McCarey déclara : « Thank you, but you gave the Oscar to the wrong movie ». The awful truth est un chef-d’œuvre, mais sa brillance, sa légèreté et son casting sexy le rendent facile à voir. Make way for tomorrow est à peu près tout l’inverse : ni facile, ni brillant, ni sexy, c’est un joyau méconnu et dans le fond, d’une certaine âpreté. Mais c’est bien entendu ce qui en fait le prix.
Benjamin Untereiner (Cinematraque)
5ème contribution pour l’anniversaire de La Kinopithèque, un joli billet sur un cinéaste, McCarey, que notre blog attendait de connaître et de valoriser. Voilà qui est fait, merci Benjamin.
Si je te lis bien, Place aux jeunes n’ignore pas la comédie, mais la noirceur, qui accompagnait le crépuscule de Depardon (Profils paysans), que déversait Tarr au passage de son Cheval obstiné, que gagnait l’enfance décrite par Bergman (Fanny et Alexandre), cette noirceur donc, a-t-elle pour autant cédé sa place ? A priori pas.
J’aime beaucoup McCarey également, merci de le mettre à l’honneur. Place aux jeunes est un de ses plus beaux films, une sorte de Voyage à Tokyo avant l’heure à la manière de McCarey. C’est un film d’une vérité humaine terrible (ce que tu appelles une « sincérité absolue dans la représentation des rapports humains »). McCarey est aussi l’auteur, entre autres, des deux Elle et lui, tous les deux très beaux, même si ma préférence va à celui de 1957 (avec Grant et Kerr) qui est un chef-d’oeuvre.
Merci pour vos commentaires! J’aime beaucoup moi aussi les deux versions de Elle & lui, même si pour ma part, ma préférence va à la première : il faut dire que je suis amoureux d’Irene Dunne…
Je ne connaissais pas, merci pour cette mise en lumière qui donne franchement envie de se pencher sur le cinéma de McCarey.
Excellent choix que celui de ce MacCarey. « Il n’y a pas deux films pareils à celui-là dans le cinéma » disait Jacques Lourcelles, et il est vrai qu’on n’en a pas vu beaucoup de cet acabit depuis, alors que la problématique reste intemporelle.
Absolument!