André Delvaux, 1987 (Belgique, France)
« OBSCURUM PER OBSCURIUS IGNOTUM PER IGNOTIUS » 1
André Delvaux opte pour un récit plus épuré que celui de Marguerite Yourcenar. Il se concentre sur les derniers mois de la vie de Zénon, médecin et alchimiste du XVIe siècle. Le dépouillement de sa mise en scène paraît même sévère en le comparant au roman (« je me débarrasserais en tout cas du carnaval des costumes et des décors dits d’époque, de ce qui sent la vénération et l’embaumement », écrit-il dans une note d’intention 2).
MORTIFICATION
Pourquoi le film ne paraît pas à la hauteur de l’ambition ? L’austérité n’est pas reprochable, c’est un parti pris qui convient à l’état d’esprit dans lequel se trouve le médecin lorsqu’il rentre dans son pays natal, la Flandre. Après avoir passé sa vie à fuir les autorités et parcouru l’Europe, tout en étudiant les secrets de la matière ou les vertus des plantes, Zénon (Gian Maria Volonte) se débarrasse de la lie de son esprit. Bien qu’il se cache encore sous le faux nom de Sébastien Theus, et malgré le chaos ambiant (son arrivée est marquée par un incendie et une chasse à l’homme), il parvient à Bruges dans une certaine tranquillité. L’austérité entre aussi en correspondance avec le parcours du médecin que jamais la mort ne quitte (celle de son ami d’enfance Henri-Maximilien, joué par Philippe Léotard, celle de son hôte, la peste…). Évoquons là la ballade funèbre de William Blake dans Dead man de Jarmusch (1995). Avant son enfermement définitif, les derniers paysages traversés sont de plus en plus vides, jusqu’au littoral duquel il ne peut plus s’échapper. Henri Agel et Joseph Marty remarquaient justement à propos du film : « La perspective est condensée, concentrée sur un espace géographique qui selon la magie de l’esthétique delvalienne va devenir un espace intérieur, celui de Zénon » 3.
UN BLANCHIMENT IMPARFAIT
La photographie de Charlie Van Damme facilite la suggestion d’un paysage mental. Les différents documents qu’il est possible de lire sur L’œuvre au noir signalent tous les recherches que le réalisateur avait entreprises pour transposer au mieux l’écrit en images, s’inspirant pour cela des tableaux d’époque. Les peintures de Rembrandt (les costumes, les visages, les clairs-obscurs), Bruegel l’Ancien (les extérieurs enneigés), Georges de La Tour (les intérieurs dans la pénombre)… Des artistes n’appartenant pas forcément aux XVIe et XVIIe siècles ont aussi aidé à cerner les ambiances souhaitées (Spilliaert et ses bords de mer propices au rêve, Murnau et le « sfumato » de ses films…). La pellicule de Delvaux expose donc des plaines brumeuses et des pièces enténébrées réchauffées par un foyer. Les fumées sont aussi dans les demeures (inhalations, bain de chaleur…). Le chat noir, le masque de peste, l’orage d’un ciel bleu complètent ce tableau au fantastique latent (« Chez Delvaux, le fantastique n’est qu’une tentation » 4). La technique de dé-saturation de l’image employée alors par Charlie Van Damme s’écarte de toute tentative de séduction du spectateur par la couleur. Mais rien d’aussi vaporeux que le Vampyr de Dreyer (1932). Loin du songe, ce qui est dommage, l’image reste un peu terne 5.
DE L’INÉGALITÉ DES MÉTAPHORES
« C’était une de ses époques où la raison humaine se trouve pris dans un cercle de flammes » 6. Si Zénon paraît tranquille arrivant à Bruges, le voilà à nouveau tourmenté quand son ami Myers est assassiné. Les choix du réalisateur pour représenter ce tourment sont mal amenés : outre la bizarrerie de l’auberge où tous effraient par leur piétinement, Delvaux place un insert d’eau bouillonnante (l’image est tant usée qu’inopportune). Mais la séquence qui précède l’arrestation est plus réussie. Lorsqu’il se décide à repartir, Zénon traverse une succession de scènes qui n’inspirent guère d’optimisme. Encore à Bruges, il découvre la débauche des cordeliers qu’il fréquente. En route, des enfants jouent avec des statues de saints décapités. Au loin un pendu sur son gibet. Et au bout du chemin, les seuls à pouvoir lui faire traverser la mer et échapper à ses poursuivants sont des pêcheurs que la mansuétude n’étouffent pas… Avant qu’il ne meure à son tour, le généreux prieur (Sami Frey) restait déjà sans voix devant les temps cruels 7. L’humanisme de Zénon n’est alors plus rien face aux ignominies qui l’accablent. Ses connaissances et sa rhétorique auraient pourtant suffi à le sauver d’une condamnation du tribunal ecclésiastique si la seule femme qui l’avait aimé (Anna Karina) n’avait aussi signé son arrêt de mort par de faux témoignages. Ses derniers gestes d’homme libre : un bain pris dans la mer (une purification avant le procès et la prise de conscience de sa vulnérabilité), la liberté rendue à deux lapereaux (avant son propre enfermement). Bientôt Sébastien Theus s’efface 8 pour laisser réapparaître Zénon Ligre (nom accepté, prononcé et signé). Au fond de l’athanor le métal vil devient noble.
LA QUESTION DE L’ŒUF ET LA RÉDUCTION
Voulant rassurer Marguerite Yourcenar qui craint une corruption de son récit par l’ésotérisme et l’occultisme, André Delvaux écrit qu’il ne s’y intéresse pas « pour la raison, toujours dramaturgique, que le public n’entend goutte à ces rébus. Et j’avoue n’y pas entendre plus moi-même… » 9. Des éléments alchimiques ont malgré tout filtré 10. L’œuf notamment. A plusieurs reprises, un flash-back montre la course faite par Zénon et Henri-Maximilien enfants, chacun tenant une cuillère sur laquelle est posé un œuf, le but étant de ne pas le faire tomber. Lorsque l’œuf tombe (le dernier plan du film), Delvaux ne suggère-t-il pas l’interruption de l’œuvre ? L’échec de Zénon ? Or la mort de l’alchimiste, son suicide, n’est-elle pas un aboutissement chez l’écrivain ?
L’œuvre au noir de Delvaux est malade et sa pâleur symptomatique. Que le film ne rende pas compte de toute la richesse du roman, soit. Qu’il privilégie l’intime au spectacle, bien. Toutefois, bien que l’œuvre intéresse, elle ne touche pas. On reste indifférent au devenir de Zénon. Aussi, le rôle d’Henri-Maximilien manque d’être développé. Un certain décalage gêne la narration (imputable à une soif excessive de symboles ?). Néanmoins, L’œuvre au noir, reste un réquisitoire contre l’obscurantisme des sociétés passées et modernes (l’intolérance, les autodafés…) et, en dépit d’écarts ou de maladresses, en donnant à voir dans une mise-en-scène dépouillée un grand nombre de signes, le réalisateur est parvenu à transposer ce qui dans le roman fait substance.
1 Marguerite Yourcenar, L’œuvre au noir, Gallimard, 1968, p. 190.
2 Note d’André Delvaux concernant son projet d’adaptation dans Autour de L’œuvre au noir, livret des éditions La vie est belle, p. 18.
3 Henri Agel, Joseph Marty, André Delvaux, de l’inquiétante étrangeté à l’itinéraire initiatique, Éditions L’Âge d’homme, 1996, p. 174.
4 Adolphe Nysenholc , André Delvaux ou le réalisme magique, Éditions du Cerf, Collection 7e Art, 2006.
5 Contrairement au Nom de la rose de Jean-Jacques Annaud (1986) dont l’image a pourtant servi de référence. Tarkovski est aussi cité. Voir l’article de Jean-Philippe Guérand, « L ‘alchimiste » dans Première n° 134, mai 1988, p. 110.
6 Marguerite Yourcenar, op. cit., p. 178.
7 Sur ce point, « l’extinction de voix due à un cancer social », voir H. Agel, J. Marty, André Delvaux…, p. 178.
8 Chez Martha la sœur (Marie-France Pisier), on aperçoit le tableau du Pérugin, saint Sébastien transpercé de flèches. Delvaux annonce la disparition de Sébastien (Theus) avant que Zénon n’assume et ne reprenne son nom.
9 Extrait de la correspondance d’A. Delvaux, dans Autour de L’œuvre au noir, p. 23.
10 Moins cependant que ceux vus par Joseph Marty : « L’œuvre au noir par sa composition musicale, silencieuse et visuelle, ouvre les portes de l’écran aux étonnantes richesses de la quête alchimique. Et, peut-être même, mais nous voulons rester prudents, de l’alchimie mystique et chrétienne trop longtemps ignorée et méprisée et que des chercheurs tels que René Alleau, Antoine Faivre ou Thierry Page ont permis d’approcher », dans H. Agel, J. Marty, André Delvaux…, p. 187.
Notice publiée sur Kinok en septembre 2010.
Bonjour, j’ai vu ce film il y a 23 ans lors de sa sortie. Hormis la fin, je ne me rappelle plus du tout du film. A revoir en ce qui me concerne. Bonne soirée.
Je n’ai PAS vu ce film (je ne connaissais même pas son existence -pourtant, il est sorti lors de THE année où j’ai été 150 fois au cinoche (forcément, 2 à 4 fois pendant les WE de perm’)…
L’œuvre au noir est un des bouquins que je relis régulièrement. Je tâcherai, « à l’occasion », de me faire ma propre idée sur sa mise en image, merci pour l’avoir chroniqué.
(s) Ta d loi du cine, « squatter » chez dasola