Kenji Mizoguchi, 1951 (Japon)
KENJI MIZOGUCHI :
LE CINÉASTE QUI AIMAIT LES FEMMES (Partie 1)
Cinéaste prolifique (94 films au compteur dont deux en couleur) décédé en 1956 à l’âge de 58 ans, Kenji Mizoguchi est aujourd’hui considéré comme l’un des plus grands cinéastes japonais de son époque, aux côté de Kurosawa ou bien encore d’Ozu. Issu d’une famille modeste, il connut une enfance difficile dans l’un des quartiers les plus difficiles de Tokyo (Asakusa). Marqué par un père violent qui n’hésitait pas à battre sa femme et vendit même un jour sa sœur comme geisha, Mizoguchi devint tout d’abord peintre sur tissu, puis dessinateur pour la publicité, avant de se tourner finalement vers le cinéma en 1920. Proche de la mouvance socialiste, il fut durant la Seconde Guerre mondiale contraint de réaliser des films de propagande pour éviter la prison. Son cinéma empreint de réalisme est profondément marqué par des thématiques très modernes, au premier rang desquelles la place de la femme au sein de la société japonaise fait figure de motif récurrent. Ce thème est particulièrement central dans deux de ses films, Miss Oyu (1951) et La vie d’O’Haru femme galante (1952) qui font partie des chefs-d’œuvre connus du réalisateur japonais (62 de ses films ont hélas été perdus) et lui permirent de se faire un nom en Occident, où il fut comparé à l’égal d’un Murnau ou d’un Rossellini. La thématique de l’amour contrarié est également au cœur de ces deux tragédies, qui bénéficient d’une nouvelle sortie cinéma dans des versions restaurées (que nous n’avons hélas pas encore pu voir).
Sorti en 1951, Miss Oyu est l’adaptation d’un roman de Jun’Ichiro Tanizaki publié en 1932. Il s’agit d’un drame sentimental se déroulant à Kyoto dans les années 1930 et mettant en scène un jeune orphelin (Shinnosuke) que sa tante essaie par tous les moyens de marier. Mais le jour où celle-ci lui présente la jeune et jolie Oshizu, ce dernier n’a d’yeux que pour sa sœur, Oyu, veuve et mère d’un petit garçon issu de son premier mariage. Cependant la tradition en vigueur dans la haute société japonaise lui interdit de lui faire la cour et encore moins de l’épouser car Oyu appartient toujours à sa belle famille et doit honorer la mémoire de son défunt époux. Pour ne pas être éloigné d’Oyu, Shinnosuke se décide à épouser la très séduisante Oshizu, pour laquelle il n’éprouve pourtant aucun sentiment. La jeune femme est loin d’être dupe et, lors de la nuit de noce, elle refuse de consommer le mariage et avoue à son mari qu’elle laissera aux deux tourtereaux tout le loisir d’éprouver leur passion sans qu’elle ne s’y oppose. Un sacrifice qu’elle consent par amour pour sa sœur, mais dont on sait que les fondations sont pour le moins fragiles tant le cœur d’Oshizu semble se consumer à chaque regard que Shinnosuke porte sur elle. Ce triangle amoureux pourtant parfaitement chaste ne résistera hélas pas au poids de convenances et à la pression sociale exercée par la pesanteur des traditions japonaises.
A travers le regard du cinéaste c’est toute la haute société japonaise de l’époque qui est mise à nue et en particulier la condition de la femme japonaise qui vole en éclats. Mariages arrangés, voire forcés, par la pression sociale, l’absence de libre arbitre est ici particulièrement flagrant ; la femme japonaise doit tout sacrifier sur l’autel des conventions sociales pour préserver l’honneur de la famille. L’importance de ces traditions ancestrales, admirablement filmées par Mizoguchi, traduit indiscutablement la fascination qu’elles exercent sur le réalisateur, ce qui n’empêche en rien la critique d’être particulièrement virulente. Le soin avec lequel Mizoguchi filme chaque geste de ces femmes traduit admirablement les contraintes auxquelles elles sont soumises en matière de tenue vestimentaire, de gestuelle ou de maintien… chaque mot prononcé est longuement et mûrement soupesé, tout semble codifié à l’extrême pour ne laisser aucune échappatoire. L’architecture revêt également une importance toute particulière chez Mizoguchi, qui semble prendre un malin plaisir à ouvrir et refermer à l’envi les nombreuses cloisons qui caractérisent les habitations japonaises et sont censées protéger des regards, mais dont on sait bien qu’elles ne sont qu’illusoires, un simulacre qui ne fait que séparer les cœurs purs et qui ne protège de rien, surtout pas du regard que porte la communauté sur les agissements des uns et des autres.
Vous aurez beau refermer la mince cloison de papier, tous vos actes, tous vos agissements sont scrutés et évalués à l’aune de traditions vieilles de plusieurs siècles. La modernité a décidément bien du mal à prendre prise au Japon semble nous dire Mizoguchi, en témoigne l’intemporalité dans laquelle baigne le long métrage, dont les éléments les plus modernes n’apparaissent que discrètement après plusieurs dizaines de minutes de film. Touché Monsieur Mizoguchi !
Je n’ai malheureusement pas beaucoup exploré la filmographie de Kenji Mizoguchi mais ce n’est pas l’envie qui me manque et ton billet m’y incite d’autant plus. Merci aussi pour cette intéressante introduction sur le réalisateur, qui éclaire bien son œuvre.
J’ai cru comprendre que beaucoup de ses films perdus (62 si l’on en croit Wikipedia) étaient des films muets, à noter que Mizoguchi réalisa une adaptation de La vengeance des 47 rônins, ainsi qu’un film sur la légende de Miyamoto Musashi qu’il me plairait assez de voir (même si le réalisateur n’a jamais été très fier de ces films qu’il qualifiait d’opportunistes).
Ah Miss Oyu, immense chef-d’oeuvre que tu fais bien de mettre avant dans ton joli billet, et un film clé pour comprendre Mizoguchi. J’adore ce film et j’ai prévu d’en parler un jour chez moi.
Strum