Nicolas Roeg, 1976 (États-Unis, Royaume-Uni)
Dans L’homme qui venait d’ailleurs, ce n’est pas la pomme qui tombe par terre, c’est Thomas Newton qui tombe du ciel. Ce Newton-ci est interprété par David Bowie. L’artiste ne s’est pas encore installé en Allemagne et n’a donc pas encore entrepris sa fameuse trilogie berlinoise [1]. Pour composer son personnage, Nicolas Roeg le laisse relativement libre et la pop star en fait assez naturellement un de ses avatars. Thomas Jerome Newton est donc un peu Thin White Duke, un beau dandy à la peau blanche et à la chevelure orange et tout autant un extraterrestre avec des brevets scientifiques plein la malle prêt à profiter des joies du capitalisme américain. Car c’est en créant sa propre entreprise, la World Enterprises Corporation, qu’il se hisse à la tête du marché mondial des hautes technologies et qu’il tire une manne suffisante pour se lancer et développer de nouveaux secteurs d’activité, la conquête spatiale en ligne de mire. En outre, selon ce qui est rapporté, à cause de la drogue dont il abuse, Bowie plane haut à cette époque et Newton acquiert de ce fait une certaine indolence, longue silhouette que l’on suit de bout en bout dans le film mais dont l’esprit paraît absorbé par autre chose, toujours lointain ; David Bowie et l’extraterrestre, insaisissables, comme un seul et même mystère.
Le film de Roeg n’est pas toujours évident à suivre. Sa narration est faite d’ellipses, parfois de très brefs sauts dans le temps, parfois d’années entières écoulées, sans que jamais aucun repère temporel ne vienne nous aider. Ces flash-backs et flash-forwards suivent parfois le fil du récit, mais peuvent aussi perdre tout intérêt chronologique ; ils n’ont alors d’autres fins que de renforcer, généralement de manière symbolique, les principaux thèmes du film (liberté, solitude, aliénation…). De même, Roeg multiplie les digressions, lors des longues scènes d’amour (où les corps libres s’exposent sans artifice), mais également lors des rêveries de Newton (un cheval blanc en pleine course dans un prés, les acrobaties d’humanoïdes tourbillonnant dans du lait…). Enfin, coincées entre 2001 et La guerre des étoiles, les visions qui concernent la planète natale de Newton manquent sérieusement de crédit (déguisement extraterrestre avec petit sac à dos ou module de transport trop peu convaincant). Il ne faut pourtant pas s’arrêter là.
Comme dans Solaris de Tarkovski (1972) ou plus tard Melancholia de von Trier (2011), une peinture de Bruegel l’Ancien, commentée dans un livre d’art de la World Enterprises Corporation, sert de clé de lecture. Dans La chute d’Icare, aucun des travailleurs ne se soucie du fils de Dédale. Le pêcheur ne regarde que sa ligne, le laboureur fixe la terre soulevée par son soc, le berger est ailleurs. Pas davantage les marins de la nef non loin de laquelle Icare est tombé. Bruegel ne guide même pas l’œil du spectateur par la construction de son tableau et c’est à nous de faire un effort pour voir les jambes et une aile du malheureux dans les eaux. Icare se noie dans l’ignorance la plus complète. C’est bien sûr l’orgueil des hommes qui est désigné à travers ce mythe, mais le peintre brabançon par une diagonale qui coupe la toile en deux évoque aussi le labeur et la réalité de la vie d’un côté, la part de rêve et d’imaginaire de l’autre (l’appel de l’aventure -la nef, la caverne, l’horizon- ou l’attente d’un signe -le nez du berger levé vers le ciel). De façon plus générale, si Bruegel accorde toute son importance à la nature et au cycle de la vie (un homme meurt, la vie continue), malgré la lumière d’un double soleil, le peintre marque tout autant son tableau du sceau de la fatalité.
La chute d’Icare
(Bruxelles, Musées royaux des Beaux-arts, fin XVIe début XVIIe s., 73,5 x 112 cm) [2]
Un être qui dans un acte héroïque a fui, a chu et a fini ignoré de tous, c’est bien ce qui arrive à Newton dans le film de Nicolas Roeg. Comme il est impossible de toucher le soleil, il est impossible de satisfaire tous ses désirs : pour Newton, malgré la fortune cumulée et le vaisseau spatial fabriqué, rentrer chez lui et sauver les siens.
A bien y regarder (comme sur le tableau de Bruegel), que ce soit au microscope, au télescope, avec des lunettes à très gros carreaux ou bien, après une incision de la cornée, à travers l’œil retrouvé de l’extraterrestre (celui qui scrute et souvent ne sait pas voir est partout présent), dans L’Homme qui venait d’ailleurs, Nicolas Roeg parle moins d’un extraterrestre qui coincé sur Terre finit par sortir un disque (« The Visitor ») que des États-Unis pris dans le marasme des années 1970 et des angoisses de l’homme moderne. Et ce que dit Roeg des États-Unis, nous aurions tendance à le rapprocher de ce que disait Antonioni six ans plus tôt (Zabriskie Point, 1970). En effet, le Britannique et l’Italien sont d’abord fascinés par le mythe américain et cette fascination passe à l’écran par les grands espaces, les paysages du grand ouest et chez Roeg, précisément, ceux du Nouveau Mexique. Dans L’Homme qui venait d’ailleurs, le mythe est repris sous bien d’autres facettes : une famille de fermiers du XIXe siècle, une locomotive abandonnée, un bout de western et le fantôme d’Elvis sur un petit écran… De même, depuis une tour imprenable au centre d’une grande et grise métropole, la World Enterprises n’investit pas dans n’importe quel domaine : audiovisuel, énergie fossile, conquête spatiale… Comme le dit Mary-Lou (Candy Clark) pleine de candeur : « je ne savais pas l’Amérique si belle ». On rapproche aussi le film de Roeg de Zabriskie Point pour ses phases expérimentales, les corps filmés nus sans gêne ni pudeur lors de scènes d’amour déjantées et décomplexées, et d’autres plans encore aux contours flous, aux formes incertaines… Une fois faite la critique de la société de consommation, Roeg et Antonioni plongent surtout l’Amérique et leurs personnages dans la même désillusion.
Ainsi, au plaisir libre et à la libre entreprise, Roeg fait se succéder la lente désagrégation de l’amour et des libertés. On pense à l’amour impossible de Newton et de Mary-Lou quand celle-ci découvre en un hurlement de terreur la véritable nature de l’extraterrestre. On pense surtout à l’amour de sa famille condamnée sur sa planète et à jamais perdue. Avant son départ, Newton est empêché in extremis et arrêté pour devenir le sujet d’atroces expériences scientifiques. Relâché, être sans âge parmi les hommes, Newton vit toujours alors que sa femme, ses enfants et certainement sa planète ont péri sans que lui n’ait pu rien faire. Dans une dernière scène, le dandy extraterrestre porte des lunettes noires comme pour se dérober aux yeux des autres, ne plus exister et peut-être échapper au temps. Jadis étoile filante, étoile noire désormais.
[1] Son dernier album alors est Young Americans. Station to station n’est enregistré qu’à l’issue du tournage de L’homme qui venait d’ailleurs et la musique originellement écrite pour le film se retrouve sur Low, le premier album de la trilogie berlinoise (1976).
[2] Il s’agit d’une des deux copies du tableau original perdu de Bruegel (l’autre étant conservé au Museum Van Buuren de Bruxelles) et, compte tenu des différences entre les toiles, probablement de la moins pertinente pour se figurer ce que pouvait être la peinture originale.
Je n’ai jamais vu le film, mais le roman dont il s’inspire (L’homme tombé du ciel de Walter Tevis) est l’un des grands chefs-d’oeuvre de la littérature de science-fiction ; ça se trouve assez facilement en poche (je crois que la dernière édition en date est celle de Folio SF).