Roberto Rossellini, 1950 (Italie)
« Avant de parler [du film], l’historien sent l’impétueux besoin d’approcher le plus possible du « vrai François d’Assise », en consultant les travaux les plus récents sur le Poverello et son époque »1
En 2014, est apparu sur le marché des manuscrits anciens un petit livre, un « libricino » de 12 x 8cm, datant du XIIIe siècle et qui a depuis été acquis par la BNF. Le manuscrit d’une soixantaine de folios contient en son sein une vie de saint François qui était restée jusque-là inconnue. Ces dernières années, des études ont été publiées et des présentations ont été faites dans des assemblées savantes révélant l’importance de ce texte composé très peu de temps après la mort de Francesco di Bernadone (1181-1226).
La littérature sur saint François est abondante. Mais celle à laquelle l’historien peut se fier n’a pas la même densité. François, dans les écrits rédigés de sa plume, ne s’était que très peu révélé (on considère en général que seul son testament a une valeur véritablement autobiographique). Avec sa canonisation en 1228, il devenait nécessaire que les témoignages sur sa vie fussent le plus fidèle à l’image que l’Église souhaitait lui donner. En 1266, la communauté des Franciscains fit détruire les toutes premières biographies. La seule vie du saint autorisée, la Légende majeure, était celle dont s’était justement chargé Bonaventure, alors ministre général de l’ordre.
Cependant, les écrits survivent parfois et différents textes refont surface comme ceux de la plume de frère Léon (à la fin du XIIIe siècle) ou Les actes du bienheureux François et de ses compagnons (1327-1337) également connus sous le titre italien de Fioretti. Plusieurs autres biographies voient par ailleurs le jour rien qu’au XIVe siècle. Aujourd’hui une vingtaine de manuscrits est conservée de la Vita prima de Thomas de Celano (1229), celle que Bonaventure a voulu faire disparaître, et un seul manuscrit de cette autre vie retrouvée en 2014 et qui, d’après le spécialiste Jacques Dalarun, serait du même auteur. Comportant des sermons connus et inédits d’Antoine de Padoue, les Révélations du pseudo-Méthode et un florilège de textes bibliques et de commentaires, le libricino acquis par la BNF est un recueil de différentes mains. La vie de saint François qu’il contient reprend des épisodes de la Vita prima et en rapporte d’autres. Elle donne également des détails inédits comme sur le vêtement qu’il portait2…
Lequel des compagnons de François a pu avoir avec lui un semblable vade-mecum ? On ne voit personne lire ou écrire dans le film de Rossellini, ni François, ni ses disciples. On ne voit pas non plus de Bible, ni aucune plume ou papier. Pourtant, Roberto Rossellini et Federico Fellini, qui cosigne le scénario du Giullare di Dio, puisent leur inspiration à la source, en tout cas celle à leur disposition et qui leur permet de remonter assez loin le temps. Des histoires et anecdotes contenues dans les Fioretti, Rossellini et Fellini en retiennent onze pour raconter une partie de ce qu’a été la vie de la première communauté franciscaine. Le film commence avec le retour des compagnons de Rome où la règle présentée à Innocent III a été acceptée et s’achève quand les frères décident de se séparer pour s’en aller prêcher de par le monde.
Les moments retenus sont très communs pour la plupart. Les frères marchent, partagent leurs idées ou chantent. On les voit aménager leur église de Sainte-Marie-des-Anges ou bien préparer la venue de sainte Claire. Voilà François et Léon chassés à coups de bâton par un paysan qui ne voulait pas entendre parler de Jésus et les deux mineurs de trouver ainsi la joie parfaite. Les scènes sont chacune précédée d’un carton descriptif comme les titres annonçant le contenu des chapitres d’un livre. Parfois la scène montrée n’est pas davantage que celle annoncée par le carton. Une nuit François embrasse un lépreux. Certains moments sont bouffons et on croit reconnaître une veine comique italienne, par exemple avec le frère Junipère ou le tyran Nicolas. Le florilège franciscain à l’instar des paraboles religieuses a tout pour servir de point de départ à un enseignement. Rossellini met de cette façon en avant les vertus chrétiennes, confiance, humilité, innocence et d’autres.
« Le jongleur de Dieu » (traduction du titre original) ne présente rien des désobéissances de François d’Assise, de sa jeunesse turbulente et de ses dissidences. Pourtant, à son époque le film dérange. « Projeté au Festival de Venise en août 1950, le film décontenance la majorité des critiques, à gauche comme à droite. Les milieux catholiques, qui regrettent l’absence de religiosité affirmée comme de surnaturel, rebutés par les vagabonds hâves et en haillons à l’écran, estiment ces Fioretti du Jongleur de Dieu irrévérencieux, laids et présomptueux »3 Le film n’est pas censuré mais le Centre cinématographique catholique le rejette car il l’estime non conforme à la spiritualité franciscaine4. Le parallèle est tentant : le film contrarie les critiques et les gardiens de la foi un peu comme François lui-même décevait ceux à qui il devait obéissance, son père marchand et l’Église.
Avant tout, Les Onze Fioretti de François d’Assise marque par sa grande cohérence : la sobriété et le dépouillement formel s’accordent aux vies simples de saint François et des moines qui ont suivi sa règle (pour l’anecdote Rossellini engage des Franciscains pour incarner les principaux rôles). Ce n’est pas toujours le cas, le Saint François de Curtiz (1961) par exemple préfère la fresque pleine d’aventures tout autant que l’image d’Épinal5. De plus, comme le rappelle Arnaud Despleschin pour La Cinetek (avril 2021), le film de Rossellini -qu’il recommande avec passion- a une portée énorme pour les cinéphiles de la Nouvelle Vague. L’image que Despleschin donne et qui n’est peut-être pas de lui amuse : il décrit André Bazin faisant tourner sur eux-mêmes les critiques-cinéastes qui l’ont accompagné (ce que fait saint François avec ses disciples) pour ensuite les disperser, chacun par la nouvelle voie suivie, leur propre filmographie, pouvant alors diffuser les idées qui les ont un temps rassemblés.
1 Jean-François Six, « François d’Assise », dans Les cahiers de la cinémathèque, n° 42-43, 1985, p. 29.
2 Jacques Dalarun, Corpus franciscanum. François d’Assise, corps et textes, Bruxelles, Zones sensibles, 2021. Écouter l’épisode 235 des Questions franciscaines, Paroles d’histoire, où l’auteur était invité pour présenter son livre.
3 Notes d’Hervé Dumont à propos du film sur son site Cinéma & Histoire.
4 Jean-François Six, op. cit. , Yann Calvet, « Un cinéma « joyeux » du dépouillement », dans Double Jeu, n°13 « François d’Assise à l’écran », 2016, p. 11-21.
5 François Amy de la Brétèque dans un chapitre consacré aux Onze Fioretti fait la comparaison avec d’autres biographies portées à l’écran, dans Le Moyen Âge au cinéma, Paris, 2015, p. 94-103.
Merci pour ce texte! Ce film est important dans la carrière de Rossellini parce que, tourné entre plusieurs films avec Ingrid Bergman, il annonce à la fois la veine didactique qui viendra avec les « téléfilms biographiques », et le renoncement, par le cinéaste, au statut d’auteur (si cher à ses disciples français de la nouvelle vague), à l’image de l’humilité prônée par François.