Marcel Carné, 1938 (France)
Le Quai des brumes c’est un port de l’angoisse. Le brouillard partout présent empêche d’avancer. Au Havre, dans la ville et ses vagues alentours, qu’ils y arrivent ou qu’ils s’y trouvent, personne n’en sort. Si une place a bien été réservée sur un cargo en partance pour le Venezuela, elle reste désespérément vide au départ. Dans les rues, la nuit, on suit un déserteur et une fugueuse, piégés sur les pavés mouillés, coincés par tous les dangers. Les petites frappes intimident, mais tant qu’elles ne sortent pas leurs flingues, elles n’inquiètent pas tant. Peut-être moins que cette figure sombre, scolopendre menaçante qui dans le fond de sa boutique expédie de louches affaires.
Jean et Nelly se rencontrent et se déclarent leur amour dans l’intimité des ombres d’une venelle. Les répliques sont célèbres. Mais il n’est pas bon d’être amoureux en pareil endroit. Maurice, l’ex de Nelly a disparu. L’artiste peintre qui a fini par percer l’âme humaine, abandonne ses effets sur la grève et prend un bain dont il ne revient pas. Et pendant ce temps, hurle dans le vent le cabaretier philanthrope. La cahute loin de tout sauf des marginaux, le café du port qui sert de repère ou bien le stand des auto-tamponneuses où l’on se croise pour se cogner, tous les décors sont privés de plaisir et ceux qui les fréquentent n’ont que leur désillusion à ruminer. La mélancolie, quant à elle, gagne du terrain et vient épaissir la brume qui décidément sur ce port des passions n’est pas prête à se dissiper.
Tête de proue du réalisme poétique, inspiré des Damnés de l’Océan de Sternberg (1928), Le quai des brumes, avec ses doux perdus aux regards « lumière », souffle un pessimisme nouveau. Cela a été souvent dit et évoqué par Marcel Carné lui-même dans ses mémoires, le ton contraste avec les productions de l’époque (lui poursuivra dans sa veine personnelle et s’enchaîneront bientôt Hôtel du Nord, 1938, et Le jour se lève, 1939). Scénario de Prévert, décor d’Alexandre Traumer, photo d’Engen Schüfftan, musique de Maurice Jaubert… il est difficile d’écarter le générique pour évoquer un tel film, sans même parler des acteurs iconiques du cinéma d’alors, le couple Jean Gabin et Michèle Morgan (dix-huit ans à peine), les canailles trouillardes Michel Simon et Pierre Brasseur, les gentils seconds rôles Édouard Delmont et Robert Le Vigan. Avec de tels noms côté plateau et face caméra, Le quai des brumes a tout l’air d’un quai des orfèvres.
« Dès les premières images, on s’aperçoit qu’il est écrit, réalisé et joué sur un ton que peu de films — de chez nous et d’ailleurs — atteignent », lit-on dans L’Intransigeant en 1938 sous la plume de Roger Régent. On passera volontiers sur les approximations que certains critiques décèlent. La brume romantique du film noir nous engourdit et nous met dans un état pas déplaisant du tout. Paul Vecchiali, grand amateur du cinéma de l’époque, en fait un de ses films préférés et il n’est pas difficile d’en comprendre les raisons.