Steven Spielberg, 2015 (États-Unis)
DE DEUX CHOSES L’UNE, PEUT-ÊTRE TROIS
Que l’on essaye pas de me dire qu’il n’y a qu’un film ici. « Un, un , un. » Non, non, il y en a au moins deux, si ce n’est trois. Aussi vrai que « one, one, one » n’est pas un seul chiffre, un seul ; puisqu’il est répété, il est pluriel, et précisément, tel qu’il apparaît au moins trois fois dans la rhétorique juridique de James B. Donovan avocat, il est triple. La scène qui introduit le personnage de Tom Hanks confronte deux hommes confortablement assis dans un restaurant à l’ambiance feutrée. Face au bonhomme qui représente l’accusation et qui veut faire admettre à l’avocat qu’il y a cinq victimes à indemniser parce qu’il y a cinq motos qui ont été renversées, James B. Donovan reste droit et ferme, il n’y a eu qu’un accident. « One, one, one ». De même, plus loin, lorsque l’agent de la CIA Hoffman cherche à savoir ce que l’espion soviétique Rudolf Abel, le client que défend Donovan, a pu lui dire, l’avocat est on ne peut plus clair : il n’y a qu’une chose, une seule, qui fait d’eux des Américains, lui le descendant d’Irlandais comme son interlocuteur allemand d’origine, c’est la Constitution et le respect des règles qu’elle implique, secret professionnel (celui de l’avocat) compris. Cet argument du « un, un, un » Donovan l’utilise encore devant l’agent de la Stasi à Berlin quand il cherche à faire aussi libérer un étudiant américain, Pryor, arrêté parce qu’il s’était trouvé du mauvais côté du mur alors que les parpaings qui s’élevaient avaient fini par fermer tout accès (Spielberg fait là une intéressante et assez convaincante reconstitution de Berlin Est en 1961).
« And this is one transaction between us and the two of you. We’re not trying to do two things here, sir. We’re just doing one thing. One, one, one.
It’s hard for me to see how the Republic of East German Democrats is being slighted. »
On pourrait croire Donovan plus attaché au protocole qu’au droit, à la rectitude de la démarche plutôt qu’à l’humain. Certes, c’est probablement l’idée que l’on peut se faire de lui dans les premières scènes. Cependant, il n’a rien d’un comptable non plus. Tout d’abord, il accepte de devenir l’avocat de celui que tous considèrent comme un ennemi d’État, l’espion Rudolf Abel (Mark Rylance). Mais Donovan croit dur comme fer en l’égalité des droits, que l’individu soit un wasp ou un soviétique sur le sol américain, un pur patriote ou un espion à la solde de l’ennemi (toutefois, précise-t-il, jamais Abel n’est un traître envers ses employeurs, et cela l’avocat le respecte absolument). C’est cette conviction qui lui permet de supporter l’opprobre de tous (la presse, les gens) tout autant que les doutes de sa propre famille. Par ailleurs, une autre idée rend Donovan particulièrement opiniâtre, ce qui peut aussi forcer l’admiration compte tenu des échanges conduits, c’est l’importance que revêt l’humain à ses yeux. Il s’arrange en effet pour sauver ceux qui sont abandonnés de tous : pour Rudolf Abel il exige un procès équitable, pour Frederic Pryor (cet étudiant qui ne compte pour aucune autorité) il négocie sans faillir, et même pour Francis Gary Powers, le pilote américain du U2 crashé en territoire soviétique et échangé contre Abel, il a un mot alors que tous l’ignorent. Qu’il leur évite la chaise électrique, la torture ou la geôle à perpétuité, il sauve la vie de ces trois personnes. De plus, on savait par une ligne de dialogue au début qu’il avait participé, du côté de l’accusation, aux procès de Nuremberg, ce qui pourrait certainement servir de maître argument pour placer l’homme du côté de la justice. En outre, pour en terminer avec « l’argument humanitaire », le dernier intertitre précise également que James Donovan a poursuivi une carrière de négociateur (notamment à Cuba en 1962) et qu’il a contribué à la libération de plusieurs milliers d’hommes, femmes et enfants.
Tel qu’il est défini par Rudolph Abel dans le film, James Donovan est l’homme debout (« standing man »). Celui dont on voit la silhouette droite entre ombre et lumières sur le pont lors de l’échange final. Celui qui, intègre et convaincu, s’entremet entre les deux parties (entre le gouvernement des États-Unis et l’URSS et la RDA). Celui qui à lui seul -« One, one, one »- est un pont entre les hommes. C’est un médiateur ; un médiateur qui laisse son manteau pour éviter les problèmes et un médiateur qui s’enrhume, mais un parfait médiateur.
Après avoir joué à la Guerre Froide dans Indiana Jones (et le royaume du crâne de cristal en 2008), Steven Spielberg réalise donc avec Le pont des espions un film sur la Guerre Froide. Côté réalisation, sur ce sujet, on retient notamment la scène qui montre les enfants prêtant serment devant le drapeau en classe juste avant de regarder un « documentaire pédagogique » sur la bombe nucléaire soviétique (un petit film comme le Duck and cover de 1951). On est également assez impressionné par différents mouvements de caméra qui participent à construire le contexte : lorsque le jeune Frederic Pryor longe en vélo le mur de Berlin en train de s’ériger (simplicité du déplacement face à un drame en construction), ou lorsque Donovan quitte Berlin et voit par la fenêtre du train l’assassinat de personnes voulant passer de l’autre côté du mur, puis une image semblable d’un train aux États-Unis pour voir cette fois des enfants grimper au-dessus d’une clôture et passer d’un jardin à un autre. Spielberg utilise énormément d’effets miroir comme celui-ci et travaille beaucoup son jeu de correspondances (un autre exemple : le regard des gens sur Donovan lors de deux trajets en métro, l’un qui l’incrimine, l’autre déférent). Mais la mise en scène est brillante dès le tout premier plan sur Rudloph Abel assis de dos en train de se peindre. Il fait face à deux images de lui, son reflet dans un miroir d’un côté, son autoportrait de l’autre. Trois images d’un même homme : « One, one, one ». Spielberg signale ainsi la pluralité du personnage, quoi de plus normal pour un agent de renseignement ?
Le pont des espions n’est néanmoins pas qu’un film d’histoire teinté d’espionnage. Nous l’avons dit c’est aussi le portrait d’un homme. Le film d’histoire est traité à échelle humaine et passe par un homme ordinaire, cela a été dit, c’est le John Doe ou le M. Smith de Capra (L’homme de la rue, 1941, M. Smith au sénat, 1939). On peut aussi penser à Roger Thornhill plongé dans toute la tension de la période de Guerre Froide dans La mort aux trousses (Hitchcock, 1959). James Donovan, donc, est désigné d’office car c’est un avocat compétent. Spielberg souligne sa rigueur morale. Donovan place toute sa confiance dans la démocratie américaine et dans son système judiciaire (bien que le modèle soit fortement malmenée au début des années 1950 par la fièvre maccarthyste). Les scènes avec sa femme (Amy Ryan) et ses deux enfants le font un peu plus exister (lors des repas de famille ou quand il surprend son fils devant une baignoire remplie pour, comme il l’a appris à l’école, se protéger des éventuelles radiations d’une explosion nucléaire). La dernière scène, le retour au foyer et le regard discrètement aimant de sa femme, est belle de simplicité.
« I’m not afraid to die, Mr. Donovan. Although it wouldn’t be my first choice. »
« One, one, one » : le film sur la Guerre Froide et le portrait d’un homme droit, cela ne fait que deux. Il y a peut-être autre chose encore, un troisième sujet qui apparaît si on tente de décrire le type de relation qui se noue entre l’avocat et son client, entre Donovan et Abel. Dans le premier plan, pour revenir dessus, le Russe profite de la peinture fraîche de son autoportrait pour estomper du pousse une ombre sur son propre visage. Rudolph Abel est un homme mûr qui nous semble plus vieux que Donovan (même si les deux acteurs, c’est vrai, n’ont pas grande différence d’âge). Lors de leur premier entretien s’installe rapidement et presque naturellement une confiance réciproque. Abel est un personnage un peu mou. Privé de liberté, il paraît ne pas se faire beaucoup d’illusion sur son sort à présent qu’il est entre les mains des Américains. Le contraste avec Donovan, déjà investi dans sa défense et prêt à l’action, est assez fort. L’avocat rappelle d’ailleurs à son client qu’il risque la chaise électrique mais l’autre demeure inexpressif.
« – You don’t seem alarmed.
– Would it help ? »
Cette question est posée par Rudolph Abel à trois moments différents du film (comme si l’expression de Tom Hanks, même si ce « One, one, one » n’est pas là prononcé, régissait tout le film). Le ton frôle la plaisanterie. Le trait d’humour n’est pas sûr. Cela ressemble pourtant à de l’humour juif : il met en avant un comportement un peu absurde, un peu naïf, devant l’importance d’une telle situation dans une vie humaine. Comme s’il s’agissait de ne pas être tout à fait sérieux devant la mort. La dernière fois que l’espion russe pose la question, « – Would it help ? », c’est sur le pont juste avant que l’échange n’ait lieu à la fin du récit. Abel vient d’expliquer à Donovan ce qui l’attend : une fois de l’autre côté du pont, ou bien les Soviétiques auront gardé confiance en lui et l’embrasseront, ou bien (signe funeste) ils lui demanderont de s’installer sur le siège arrière du véhicule. L’avocat qui a toujours été plus inquiet pour Abel que lui-même le laisse aller. La scène est nocturne. Les projecteurs ne découpent plus que des silhouettes dans la lumière blanche et vive. Et quand finalement Rudolph Abel est installé à l’arrière de la voiture, on se dit que Spielberg montre une personne qui touche à ses derniers instants et qui a été accompagnée pour cela (tout au long du film) par un proche soucieux de faire de son mieux. Et pour répondre à la question posée sur le type de relations nouées entre Donovan et Abel, on pense assez à celle d’un fils avec son père devant la mort. Là, toute l’opiniâtreté et toute la rhétorique juridique de Donovan ne sont plus d’aucun secours.
Tandis que les sujets graves traités directement (Schindler, 1993, Amistad, 1997…) n’évitaient ni maladresses ni sentimentalisme, ces dernières années, pour mettre en relation son propre cinéma avec l’Histoire, le réalisateur a clairement gagné en pertinence, et au moins autant en subtilité. Munich en 2005 fait d’ailleurs peut-être transition. Le film d’espionnage ménage en effet une froideur dans le récit assez nouvelle chez Spielberg. Le ton et l’ambiance façonnés nous paraissent mieux convenir aux questions traitées. Les effusions de sentiments qui troublent en général le propos sont écartées et éventuellement réservées aux films tournés vers l’enfance (Cheval de guerre, 2011, Le bon gros géant, 2016…). Avec Le pont des espions, Steven Spielberg atteint un plus juste équilibre entre le portrait d’hommes et le film d’Histoire, entre ce qui se crée de plus intime entre les êtres et ce qui se dit à l’échelle de la société, comme si les sujets sociétaux et historiques ne pouvaient être mieux approchés chez lui que par des biais détournés et des reflets interposés. Un homme face à un miroir et à son autoportrait.
Je n’avais jamais vu un film d’espionnage aussi humaniste.
Et la scène de l’échange est une vraie réussite! Tellement ancrée dans le personnage de Donovan, j’espérai autant que lui qu’Abel ne se retrouve pas à l’arrière de la voiture. Abel, lui savait et il a eu la décence de lui dire au dernier moment 😉
Nous avons la même lecture de ce film-portrait, d’une époque et de plusieurs hommes, qui est aussi deux-films en un. Dommage que la deuxième partie à Berlin soit moins bonne que la première, comme je le disais chez moi.