Le grand silence

Philip Gröning, 2006 (Allemagne)




Logé dans les Alpes, entre Grenoble et Chambéry, le monastère de la Grande Chartreuse vit dans le silence. Les règles de l’ordre sont strictes et le mode de vie austère. Enfermés seuls toute la semaine dans leur cellule, les moines n’ont de communication avec personne. « Voilà le silence : laisser le Seigneur prononcer en nous une parole égale à Lui. » Pourtant, rarement le silence s’installe. Les micros de Philip Gröning captent des bruits multiples, liés aux activités des chartreux et à leur environnement. Ces sons ne perturbent en rien la quiétude des lieux et participent même à une atmosphère toute particulière.

LE VERBE
Si une sorte de silence domine les 162 minutes du film (les chartreux ont pour premières occupations la prière et la méditation), une large place est toutefois laissée, au travers du livre, au verbe et au message de Dieu. Les moines lisent en silence et cela parfois même lorsqu’ils mangent dans le cubiculum, la principale pièce de leur cellule, ou à voix haute lorsqu’ils sont en communauté. Certaines heures sont aussi dédiées au plain-chant et aux litanies (les partitions et le système de notation utilisé pour la mélodie ressemblent à des pages transcrites par des copistes du Moyen Âge). En semaine, ils restent seuls et cloîtrés. Le dimanche et les jours de fêtes chrétiennes, en revanche, ils se retrouvent et partagent ensemble à propos de leurs lectures ou de leurs réflexions personnelles, ainsi sur des points précis qui concernent les rites. Ils débattent par exemple et non sans humour de l’utilité de se laver les mains, voire de se les salir avant de les laver. Les mots apparaissent également à l’image. Des préceptes de l’ordre cartusien sont indiqués dans des intertitres et rythment le film. Leur répétition est une façon de marquer le temps mais aussi, peut-être, puisqu’il s’agit souvent des mêmes lignes reproduites à l’écran, une manière d’approcher l’état d’esprit de ces moines qui relisent, suppose-t-on, sans cesse les textes sacrés.

GOUTTE A GOUTTE
Philip Gröning multiplie les longs plans fixes sur les lieux, sur les individus et sur les groupes. Cette façon de filmer permet d’éprouver la longueur du temps d’une vie monacale. Le réalisateur alterne aussi avec des vues de la nature alpine. L’hiver en montagne que l’on imagine, peut-être à tort, rude pour la communauté. Puis cet hiver qui peine à laisser sa place au printemps. Lente fonte des neiges, ruissellement des eaux et timide verdissement de la végétation (l’insert inattendu d’un avion vu très haut dans le ciel paraît éloigner davantage le monastère de la vie moderne). Cette dilatation temporelle nous transporte, tout autant que les silences, vers un état de paix ou de calme physique et presque spirituel, qui pourrait tout aussi bien, selon le moment, conduire certains spectateurs à la somnolence. Un point me gêne cependant et peut-être est-il en rapport avec cette idée de temps allongé : pourquoi recourir tantôt à une caméra HD et tantôt à une Super 8 ?

S’OCCUPER L’ESPRIT ET LES MAINS
Que fait le chartreux quand il ne prie pas ? Il s’adonne à des activités diverses nécessaires à la vie communautaire et propices à la méditation : artisanat (cordonnerie, fabrication de vêtements), entretien des jardins (chaque moine possède le sien propre, cloisonné, auquel il accède de sa chambre), coupe du bois, préparation des repas… Les rares sorties qu’ils s’autorisent ne les empêchent pas de s’amuser. Lors d’une randonnée, nous les voyons tous se lancer dans d’étonnantes glissades dans la neige. Ils sont filmés en plan large et leurs rires, bien que lointains, sont bien réels.

UN SILENCE DE MORT ?
Philip Gröning n’a pas cherché à se cacher pour filmer. Les moines font avec cette présence, qu’elle dérange ou non leur tranquillité (certains des frères se sont d’abord opposés au projet du réalisateur qui a dû patienter seize ans depuis la demande formulée auprès des pères chartreux, en 1986). Durant le métrage, le réalisateur présente d’ailleurs régulièrement trois ou quatre des chartreux qui habitent le lieu : ils sont montrés le visage face caméra, en plan fixe, plusieurs secondes et dans le silence. Les derniers visages qui apparaissent à l’écran sont celui d’un très vieil homme que l’on suppose, à voir son visage creusé, proche de la mort, et celui d’un novice, un noir qui a des origines africaines. Est-ce à dire que la relève monastique vient dès à présent d’Afrique, continent dans lequel l’Église catholique a une très forte influence ?



LA CHARTREUSE ISEROISE DANS LA CHARTREUSE AVEYRONNAISE
Diffuser Le grand silence, en ces journées du patrimoine, dans le réfectoire de la chartreuse médiévale de Villefranche-de-Rouergue permet une immersion un peu plus grande encore dans le monde des chartreux. La résonance des sons quels qu’ils soient (bruits des déplacements ou des objets manipulés, son des cloches et des chants) est amplifiée dans la salle voûtée où le grand écran a été installé. Les chaises en plastique sur lesquelles les spectateurs sont installés ne jurent pas avec l’austérité des lieux et, après avoir passé dessus 2h42, l’inconfort ressenti nous fait goûter d’une certaine manière à l’ascétisme monacal…

Au final, ce documentaire singulier parvient bien à recréer des moments de la vie de ces moines à la fois anachorètes et cénobites. Avant tout caractérisée par le silence (même s’il n’est jamais total), la vie des chartreux s’écoule à différents rythmes, celui de la nature, celui des travaux quotidiens et par-dessus tout celui de l’Église, à travers les prières et les heures canoniales sonnées par les cloches, de mâtines à complies.

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