Lancelot du Lac

Robert Bresson, 1974 (France)

« Pauvre Lancelot,
seras-tu rester immobile
dans un monde rétréci ? »

De retour de quête, le Graal est resté inaccessible. Les chevaliers sont rentrés à Kamaalot mais, au château d’Artus, les preux sont confrontés à un tout autre périple. Peu sont ceux qui, avides ou rêveurs, ne lèvent pas les yeux le soir à la fenêtre de Guenièvre. La reine pourtant n’en considère qu’un seul. Malgré ses avances, Lancelot résiste. Il faut que la jeune fille insiste pour que le meldres chevaliers del monde finisse par tomber son armure et lui succomber.

Robert Bresson s’inspire de La mort le roi Artus, roman anonyme du XIIIe siècle. Si l’on s’évertue, comme on a pu le faire avec d’autres films, à chercher ce qui convient ou ne convient pas dans une reconstitution d’un XIIIe siècle que l’on voudrait crédible au cinéma, le réalisateur a déjà un temps d’avance : « J’ai souhaité des anachronismes constants » (entretien au journal Le Monde, 26 septembre 1974). Par conséquent, que la charbonnière avec son tablier à carreaux ait davantage l’air d’une grand-mère de ferme moderne plutôt que d’une vilaine du Moyen Âge, cela n’a pas vraiment d’importance. Bresson, à ce qu’il dit, fuit la représentation. Il fragmente et compose.

« L’image bresonnienne est une composition, de couleurs, de textures, de motifs (et de sons aussi pourrait-on ajouter) compressés, ou condensés, d’une manière nouvelle : « Démonter et remonter jusqu’à l’intensité » »

                    Vincent Amiel, Lancelot du Lac de Robert Bresson, PUL, 2014, p. 6-7.

Vincent Amiel rapproche sur ce point, et sur d’autres, les images de Bresson de celles des enlumineurs et miniaturistes médiévaux.

Sa mise en scène multiplie les plans rapprochés et les gros plans sur les hauberts, les cuirasses, les éperons qui piquent le flan du cheval, une cornemuse, le bois d’une barrière, la toile d’une tente, un verrou… En cela, Lancelot du Lac est ancré dans une forme réaliste (caractéristique du cinéma des années 1970). Xavier Kawa-Topor va même jusqu’à parler d’un Lancelot naturaliste. La caméra plonge souvent au sol pour filmer les pieds et les pattes. On se redresse peu et la mise en scène étouffe par moment (un cinéma « épuré jusqu’au jansénisme » lit-on sur Shangols, critique de juillet 2014). Pourtant par ses cadres, Bresson a cherché à « amener l’idée plutôt que l’objet, l’action ou le sujet » (F. Amy de la Brétèque, Le Moyen Âge au cinéma, Paris, 2015, p. 138). A cause de cette insistance sur le détail, le Moyen Âge de Lancelot du Lac tend donc aussi vers une certaine abstraction. Les plans les plus attentifs aux choses singulières acquièrent une dimension symbolique que d’autres codes renforcent, celui de la joute (héraldique présente sur les étendards et les écussons, protocole de l’exercice) et plus discrètement lors d’une partie d’échec (J. M. Paquette, « La dernière métamorphose de Lancelot », dans Les cahiers de la cinémathèque, n° 42-43, 1985, p. 113). C’est en 1954 que Bresson, qui avait alors une cinquantaine d’années, écrit le scénario. Jusqu’à trouver un financement dans les années 1970, il n’y aurait pas retouché. Or, en 1952, Ivanhoé de Richard Thorpe était sorti sur les écrans et, compte tenu de la place accordée au tournois dans le Lancelot français, on se demande, quel qu’ait été l’intention de départ, si le film en Technicolor n’a pas eu à sa façon une influence sur l’écriture de Bresson (même s’il est vrai que plusieurs tournois -joutes et mêlées- figurent dans les premiers chapitres du texte d’origine). Signalons encore le jaillissement du sang des gorges ouvertes et des crânes fendus, qui rappelle l’outrance des chansons de gestes et des romans médiévaux. C’est cependant un effet de style assez inattendu quand on sait que le film cherche à étouffer les parties les plus épiques du roman, à sangler le spectacle et à privilégier « l’idée ». Quoi qu’il en soit on peut comprendre la réaction de Rohmer qui, avec Perceval le Gallois (1978), a tout fait pour donner une représentation d’un XIIe siècle pensé par lui-même. Il a souhaité inscrire son film dans une démarche « ciné-archéologique » et pour cela s’est montré fidèle dans le plan à la littérature, à la musique, à la culture matérielle et à l’iconographie de l’époque romane. Rohmer a fui le Moyen Âge fragmenté de Bresson.

« Ici les objets de culte (ciboire, calice, chandelier) sont renversés par l’épée ; la messe n’est que l’occasion d’un regard échangé entre les amants ; pas un mouvement du corps, pas un geste qui exprime l’élan vers une réalité supérieure. C’est pourquoi la fenêtre de Guenièvre est si importante : elle est la seule figure d’une aspiration des chevaliers vers un dessein plus haut »

Vincent Amiel, op. cit., p. 91.

Chose notable, l’Église et la religion sont assez peu présentes dans Lancelot du Lac. Une fois seulement le chevalier demande à Dieu de le protéger. On le voit aussi se rendre devant un autel surmonté d’une croix pour prier. Enfin, les tourments qui attendent ceux qui ont commis l’adultère sont craints au détour d’un échange (entre Gauvain et Guenièvre). Mais c’est à peu près tout. Après l’introduction, le Graal qui a échappé aux chevaliers n’est plus mentionné. Le film ne compte pas un seul homme d’Église, pas même un ermite (pourtant présents en différents endroits dans le texte). Dans la violence des batailles, avant de mourir, Lancelot n’a que le nom de la reine à la bouche. Au-dessus des corps ensanglantés, un charognard vole haut dans le ciel. On est loin de la mystique de Jeanne d’Arc (1962). Il n’y a pas davantage de magie dans le film, ni de merveilleux chrétien. Lancelot ou l’anti-Perceval pourrait-on le rebaptiser en raison de cette absence de spiritualité. Pis, Lancelot échoue face à la tentation après avoir échoué dans la quête du Graal. Il manque de sagesse et de discernement au service d’Artus. Il confond fin’amor et fol’amor. Rien n’indique donc plus qu’un monde spirituel est encore possible. Et d’ailleurs, Perceval n’existe pas dans le monde terrestre décrit ici ; peut-être aussi parce qu’étant parvenu au Graal, contrairement à Lancelot et à ses compagnons, lui appartient déjà au royaume des cieux.

Guenièvre avait raison : sans la foi chrétienne, et sans la possibilité d’aimer sincèrement sa reine, le monde de Lancelot s’est considérablement réduit. Il ne reste plus au meilleur chevalier du monde que sa condition de guerrier pour exister : son hommage et son seigneur pour lequel il se bat et meurt. J.M. Paquette l’a noté, avec Lancelot du Lac, Robert Bresson creuse « la fosse commune de la chevalerie » (p. 120). Avec Perceval, Eric Rohmer quant à lui accordera leur Renaissance aux chevaliers.

2 commentaires à propos de “Lancelot du Lac”

  1. « Xavier Kawa-Topor va même jusqu’à parler d’un Lancelot naturaliste ». La vision du film est très lointaine (je devais avoir 19 ans), mais c’est vraiment ce qui m’y avait frappé, oui. En cela, l’idée d’un film débarrassé de sa transcendance religieuse (presque trop factuel, dés-iconisé et dé-légendarisé), me parle pas mal. Malgré les anachronismes que tu cites, on a l’impression d’un film assez fidèle aux récits médiévaux, en ce qu’il n’y projette pas tout ce que les siècles récents ont construit sur la période (ni dark moyen-âge, ni contemplation préraphaélite, ni épique chevaleresque, ni fantasy…).

    Il y a quand même un truc qui se passe dans le passage du Bresson noir et blanc au Bresson couleur. Comme si l’abstraction dont tu parles était auparavant revendiquée et soulignée par le noir et blanc, qui crée un écrin qui nous permettent de voir les péripéties ainsi. Rien de naturaliste dans Un condamné ou Pickpocket… Ici, en couleur (et en format large), le film m’avait laissé une sensation générale de captation morne et de mollesse, même si évidemment il faudrait que j’y repose des yeux plus aguerris. Comme beaucoup (et toi aussi ?), le Perceval de Rohmer m’a davantage convaincu dans sa recherche d’une forme cristallisant la narration et les formes de l’art médiéval.

    • En effet le Perceval me laisse une plus grande impression et surtout un plaisir tout à fait inattendu, non pas tant à cause de cette idée de reconstitution fidèle (question insoluble), mais grâce à ce texte, à ce chant dont l’écoute me réjouit !

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