Jacek Koprowicz, 1988 (Pologne)
« On a vu par l’histoire du Cosmopolite, que son malheur ne vint que d’avoir fait imprudemment des projections ». C’est ainsi que commence la section de l’Histoire de la philosophie hermétique consacrée à l’alchimiste polonais Michael Sendivogius (« le Cosmopolite et Sendivoge »), parue un siècle après sa mort. Dans son livre paru en 1742, Nicolas Lenglet Dufresnoy n’en dit que très peu. Il rapporte surtout les histoires de transmutations réussies du « Cosmopolite », à Enkusen (Henkhuizen ?) en 1602 et Bâle en 1603, des lieux où l’alchimiste n’a peut-être jamais été. La vie de Sendivogius, qui a pourtant été conseiller de l’empereur Rodolphe II et secrétaire du roi de Pologne Sigismond III, a longtemps été méconnue. À l’époque du film, la seule monographie moderne, me semble-t-il, qui aurait pu servir de source au scénario de Jacek Koprowicz1 est celle de Roman Bugaj publiée en 19682. Mais depuis, plusieurs travaux, notamment ceux de Rafal Prinke (qui figure d’ailleurs au générique parmi les consultants du film et qui a pu donner son avis d’historien de l’alchimie sur le tournage), permettent d’écarter les fables qui entourent Michael Sendivogius et de mieux cerner le personnage3.
Dans L’alchimiste, Jacek Koprowicz raconte les aventures au XVIe siècle de Sendivius (Olgierd Łukaszewicz) qui s’inspire donc directement de Sendivogius. Dans cette histoire, l’adepte de l’art d’Hermès est pris entre deux princes ignobles assoiffés de pouvoir. L’un des deux, Kiejstut, détient prisonniers sa femme et son fils pour forcer Sendivius à travailler pour lui, tandis que l’autre, Frédéric, l’accueille et le laisse œuvrer mais à ses risques et périls puisque, s’il venait à décevoir son mécène, c’est dans les geôles que l’adepte serait condamné à finir ses jours. Dans les sous-sols du château de Frédéric, justement, croupit déjà l’alchimiste Thomas Seton qui a refusé de révéler ses secrets au prince et que Sendivius cherche à libérer.
On reconnaît la légende d’Alexander Seton, un alchimiste anglais qui possédait une teinture pour convertir les métaux en or, mais refusant d’expérimenter pour un prince allemand, fut enfermé dans une tour. D’après l’histoire façonnée à partir d’une lettre de 1651, puis complétée suivant la fantaisie des biographes, Sendivogius parvenait à s’enfuir avec lui4. Blessé et malgré les sollicitations du confrère qui lui vint en aide, Seton mourut sans toutefois révéler quoi que ce soit. Dans son scénario, Koprowicz reprend les grandes lignes de la légende. Le nom « Frédéric » donné à l’un des deux tyrans rappellent aussi les mésaventures du véritable Sendivogius avec le duc de Württemberg, Frédéric Ier, qui en 1605 l’attira à sa cour de Stuttgart où il fut torturé pour livrer ses secrets5, récit que connaissait le cinéaste6.
Dans son Trésor de recherches (1655), Pierre Borel qui n’écrit rien sur le secours porté par Sendivogius à Seton, évoque le moyen qui permettait à l’alchimiste polonais de transmuter les métaux : « Il gardoit sa teinture philosophique dans une boëte d’or en forme d’une poudre rouge, d’un grain de laquelle furent faits cinq cents ducats ou mille pièces de monnoye impériale appelé Richedale ; et presque toujours il fit sa projection sur de l’argent vif ». Au cinéma, Sendivius trouve la poudre de projection sur le corps de Seton… Elle ne lui permet toutefois pas de sauver sa femme et son enfant qui meurent victimes de la cruauté de Kiejstut. Sendivius entame alors son œuvre au noir. Pour tenter de percer les mystères laissés par Seton, il part retrouver sa veuve, la sorcière Teresa et, pour parvenir à la pierre philosophale, finit par vendre son âme au Diable.
L’Alchimiste commence comme un film d’aventure en costumes avec d’imposants châteaux (les édifices polonais de Ksiaz à Walbrzych et de Swiny). Jacek Koprowicz livre même un contexte assez crédible. Sendivius est un alchimiste et un inventeur (la figure de Léonard de Vinci, même si lui s’opposait à l’alchimie, a pu servir de modèle). Il fait ainsi la démonstration d’un prototype de deltaplane devant la cour de Frédéric, qui sert par la même occasion de moyen d’évasion. D’autres personnages typiques sont présents : le peintre portraitiste (Melchio), plutôt conforme à l’artiste de la Renaissance, et le nain bouffon semblable au Triboulet de René d’Anjou ou à son homonyme à la cour de François Ier, ou encore des marchands de reliques et la communauté monastique avec laquelle la vente doit être conclue. Les références picturales, qui participent également à la reconstitution, plongent à chaque fois Sendivius dans des abîmes de réflexion : le visage fin et lumineux d’un Christ au centre d’un triptyque, les affres de l’Enfer décrits sur une autre toile (une copie moderne du Jugement dernier de Bosch).
D’autres éléments plus violents et plus sombres tirent L’Alchimiste vers le film d’horreur, voire plus étonnement dans ses dernières minutes vers la science-fiction. On voit par exemple un nourrisson avec houppette blonde et sourire à la caméra se faire assassiner lors d’une affreuse messe noire. Dans une autre scène où le souvenir de Chromosome 3 (1979) s’impose, un accouchement monstrueux semble appartenir aux cauchemars refoulés de David Cronenberg. Le final invoquant les extra-terrestres n’aide pas à aimer un film aux moyens limités qui n’a pas su éviter longueurs, maladresses de montage (répétition de plans inutile) et scènes d’action ratées. « Défiant les standards du cinéma mondial, j’ai essayé de combiner cinéma d’action historique et science-fiction » déclarait Jacek Koprowicz7. Alors que Sendivius a disparu dans les dunes de sable puis dans l’espace, un générique ose toutes les correspondances : d’abord la conversion du mercure en or rendue possible grâce à la fission nucléaire (à partir du 3 mars 1947 est-il précisé mais je ne suis pas sûr que la date corresponde à la réalité de la découverte), les sondes Viking 1 et 2 sont ensuite citées pour avoir transmis des clichés de la surface de la planète Mars et en particulier un relief en forme de pyramide (dans la région de Cydonia Mensae bien connue des astronomes)… Il ne manquait plus qu’un tracé vers les pharaons de l’Égypte antique et les pyramides électriques du rappeur Gims pour offrir un tableau complet de la crédulité moderne.
La fin pose problème et le film a les défauts de sa production (le budget a été largement révisé à la baisse), pourtant L’Alchimiste par son récit original, l’évocation du légendaire Sendivogius, peut mériter quelque attention. La vie du personnage tourmenté peut se suivre avec intérêt et l’art de la transmutation qui l’occupe est plutôt bien documenté. Les souffleurs et les escrocs sont signalés. Les laboratoires dans lesquels Sendivius procède à la transmutation disposent du matériel adéquat sans surenchère ésotérique comme il est assez coutume de trouver et comme on pouvait le craindre en sachant la dérive macabre que prend le film : un four à étages au château, un simple foyer chez un hôte plus modeste et le creuset nécessaire pour broyer et fondre les éléments mélangés. On entend réciter la Table d’Émeraude du pseudo-Hermès. On entend aussi parler de mercure et de fermentation, d’acide nitrique froid appliqué à un alliage d’argent, de processus conforme à la nature que l’adepte se doit d’imiter… L’alchimie médicale et la recherche d’un élixir pour prolonger la vie sont mentionnées en plus de l’alchimie métallurgique ici privilégiée. L’alchimiste est pieux (en tout cas avant de sacrifier des bébés à la gloires de Satan) et dispose d’un oratoire dans son laboratoire. Tout ce qui le concerne n’est pas non plus des plus rigoureux historiquement. En effet, versé dans les arts du feu comme un personnage de Donjons & Dragons, Sendivius confectionne ses propres mini grenades qui, estime-t-on, occasionnent chacune un D8 de dégâts (seule fantaisie véritable sur le savoir alchimique). L’adepte est enfin un savant obstiné et précautionneux : il est à la recherche de la transmutation parfaite depuis douze ans et consigne ses opérations dans un épais journal qui l’accompagne ; tout à fait le genre de manuscrit sur lequel l’historien de l’alchimie se régalerait aujourd’hui. En l’ouvrant, on imagine le chercheur tomber sur un témoignage direct du Cosmopolite, assorti pourquoi pas d’une version préparatoire du Novum lumen chymicum, un de ses traités les plus connus.
On peut donc écarter les ambitions de Jacek Koprowicz concernant la rencontre du troisième type, de même oublier les associations douteuses entre la transmutation métallique et les pyramides martiennes. En revanche, le film a le mérite d’évoquer à travers son héros un alchimiste peu connu du public occidental et surprend par son glissement d’un genre à l’autre, du film d’histoire ou d’aventure à l’horreur gothique. L’Alchimiste sort dans les salles en 1989 à une époque où les transformations de la Pologne éloigne le public de ce type de récit. Il existe également une version télévisée du film intitulée L’Alchimiste Sendivius, produite la même année et avec la même équipe de tournage. Les quatre épisodes ont ensemble une durée proche de celle du film (un peu moins de deux heures). C’est à vérifier, mais il est probable que les producteurs aient simplement adapté le format pour le petit écran afin de limiter l’échec financier. En fait, Nicolas Lenglet Dufresnoy avait raison, il est bien des projections plus imprudentes que d’autres.
1 Dans un entretien donné à Michal Dondzik, en janvier 2022, le réalisateur parle d’une biographie qui l’aurait inspiré mais sans en préciser les références.
2 Roman Bugaj, Michal Sedziwój (1566-1636) : Zycie i Pisma, Wroclaw, 1968.
3 De Rafal T. Prinke : « The Laboratories of Michael Sendivogius », dans Sarah Lang (dir.), Alchemische Labore, Graz, 2023, p. 229-256, « Alchemical Patronage and the Making of an Adept: Letters of Michael Sendivogius to Emperor Rudolf II and His Chamberlain Hans Popp » dans la revue Ambix, 2018, « New Light on the Alchemical Writings of Michael Sendivogius (1566-1636) », dans Ambix, 2016… Voir aussi Zbigniew Szydlo, Water which does not wet hands : the alchemy of Michael Sendivogius, Warszawa, Polish Academy of sciences – Institute for the history of science, 1994.
4 Rafal T. Prinke, « Michael Sendivogius and the meaning of successe in alchemy », dans M. López Pérez, D. Kahn, M. Rey Bueno (dir.), Chymia: Science and nature in medieval and early modern Europe, Cambridge Scholars Publishing Editors, 2010, p. 175-231.
5 Ibid. p. 204.
6 Entretien donné par Jacek Koprowicz à Michal Dondzik.
7 Lire l’entretien sur pleograf.pl
On retrouve le personnage de cet alchimiste chez Gustav Meyrink dans « Die Abenteuer des Polen Sendivogius » extrait du recueil « Goldmachergeschichten » (Histoires des faiseurs d’or, 1925) qui contient également les aventures des alchimistes Laskaris (Der Mönch Laskaris) et Sehfeld (Der seltsame Gast).
Merci Carole de m’avoir indiqué ce film ! Curieux, mais finalement intéressant à plusieurs égards. Et merci pour ces précisions littéraires qui permettront peut-être (mais en allemand, ce sera plus rude) de prolonger les aventures de Sendivogius.