Wim Wenders, 1972 (RFA)
ŒUVRE AU ROUGE
« Les dames de haut rang, dont elle
franchissait les portes pour son travail, avaient
coutume de distiller en son cœur des gouttes
d’amertume, tantôt au moyen de cette alchimie
qui permet aux femmes de tirer si méchamment
et sans avoir l’air d’y toucher un subtil poison de
n’importe quelle bagatelle, tantôt en lançant un
mot cru qui tombait sur la poitrine de la
malheureuse comme un coup sur une plaie
envenimée. »
Nathaniel Hawthorne
La lettre écarlate, chap. V.
Wenders a dû voir rouge à cette époque. Il a 25 ans et La lettre écarlate est son deuxième film. Après L’angoisse du gardien de but (1971), la société ouest-allemande de la Filmverlag der Autoren vient le trouver pour une commande, une adaptation du livre de Nathaniel Hawthorne. Mais son budget initial est au dernier moment amputé et même très largement amputé. Par conséquent, il faut renoncer à l’ambition de départ : le tournage se fait en Galice plutôt qu’en Nouvelle-Angleterre, les décors sont ceux de westerns spaghettis dans un village en planches à repeindre plutôt que ceux d’une ville nouvelle du XVIIe siècle, les comédiens et les techniciens présents sont de sept nationalités différentes, bien trop pour ne pas se perdre en traductions… Bref, à considérer la situation, ce second film est raté et, à écouter le réalisateur de L’angoisse du gardien de but, un de ses plus mauvais souvenir de tournage.
Le film est à ce point réduit qu’il n’a laissé qu’une matière noire dans le cœur du jeune Wenders. Mais il est pour nous l’occasion de parler un peu d’alchimie puisque Hawthorne n’y était pas indifférent et qu’il en parle dans son roman*. L’art de transmuter les métaux n’est pas très présent dans le récit original mais l’auteur y fait tout de même allusion. C’est le mari de Hester, Roger Chillingworth, qui est médecin et alchimiste. Les objectifs du personnage dans la pratique sont assez clairs. Il dit lui-même que la recherche de l’or l’intéresse. Néanmoins, cette information n’est donnée que pour permettre une comparaison à l’écrivain et tout dire de la forte détermination de Chillingworth.
« Crois-moi, Hester, il y a peu de choses, soit dans le monde des sens, soit dans l’univers invisible des pensées, qui puissent rester cachées à l’homme qui se consacre passionnément et sans réserve à la solution d’un mystère. Je chercherai cet homme [avec qui tu m’as trompé] comme j’ai cherché la vérité dans les livres, comme j’ai cherché l’or dans l’alchimie. »
Hawthorne fait la même chose en citant au détour d’une autre phrase l’élixir de longue vie ; cela pour comparer cette fois la préparation d’une médecine avec, ce qui est supposé, le grand soin que le dosage de l’élixir alchimique demande. De plus, le nom de Paracelse, fameux alchimiste allemand du XVIe siècle et grande autorité dans le domaine, est mentionné. Enfin, plus loin dans le roman, Roger Chillingworth installe un laboratoire « qu’un savant moderne n’eût, bien entendu, pas considéré comme à demi complet » mais qui néanmoins dispose d’un appareil de distillation. Puisque, non loin, le révérend Dimmesdale a quant à lui installé sa très religieuse bibliothèque, le laboratoire de l’alchimiste contraste à côté et prend tout d’un coup un aspect plus inquiétant, pour ainsi dire diabolique. D’autres l’ont noté, il y a quelque chose de très faustien dans cette relation entre le pasteur Dimmerdale et le médecin.
Toutefois, la lettre « A », même écarlate, n’évoque jamais l’« Alchimie ». Et en 1972, Wenders et les scénaristes qui le précèdent sur le projet ne laissent pas davantage de trace de cette science dans le récit que dans les précédentes adaptations connues portées à l’écran*. Et s’il reste dans un plan, un seul, un creuset et un pilon, aussitôt disparus avec les autres affaires de Chillingworth, il n’est même pas certain qu’ils servent à autre chose qu’à des préparations médicales sans rapport avec l’alchimie. Il est d’ailleurs facile de comprendre que la plupart des réalisateurs n’aient pas voulu s’encombrer de ce thème alors qu’il paraît presque négligeable dans le roman. L’alchimie n’est pas dans La lettre écarlate de Vignola en 1934, même si le vieux Chillingworth transformé ici en trappeur aurait malgré tout la longue barbe et la silhouette qui convient à l’alchimiste dans les représentations populaires. Elle n’apparaît pas davantage dans Les amants du Nouveau monde de Joffé en 1996, et probablement pas non plus dans version de La lettre de Sjöstrom en 1926. En outre, dans les années 1970, il ne reste plus à l’alchimie que l’image d’une « science occulte » et en laisser des traces dans le film aurait risqué de rendre plus confus une histoire dans laquelle plusieurs fois des mots comme « sorcière » et « Satan » apparaissent. Chillingworth est un « docte personnage », un médecin qui a voyagé, qui a survécu aux Indiens et adopté un temps leur culture. C’est un homme qui a l’autorité du mari et du savant et qui, à la fois par son passé mystérieux et par son attitude, inquiète déjà beaucoup (« Cet agent infernal, qui se présentait sous l’apparence de Roger Chillingworth, s’était, avec la permission du Seigneur, installé dans l’intimité du pasteur pour comploter contre son âme »). Probablement a-t-on donc pensé que, pour une nouvelle adaptation au cinéma, l’alchimie demeurait inutile.
Pas d’alchimie dans La lettre écarlate de Wenders ; quoique l’on puisse toujours répondre sans y croire, et cela avec un argument qui ne doit rien aux écrits alchimiques, que la science est présente sur un plan tout à fait symbolique (purification après putréfaction). Car pour ne revenir qu’au film, sa version de La lettre écarlate n’est peut-être pas aussi mauvaise que le réalisateur le laisse entendre. De plus, un plan pourrait sembler plus précieux que les autres : un même cadre réunit en effet pour la première fois Yella Rottlander (la petite Pearl) et Rüdiger Vogler (un simple marin). Œuvre au noir, Œuvre au rouge : de son « épouvantable » adaptation, Wenders ne conserve que ces deux beaux acteurs et se lance bientôt dans un projet absolument différent, le superbe Alice dans les villes.
* Outre La lettre écarlate, Hawthorne parle d’alchimie dans La marque de naissance (1843) et Septimius Felton or The elixir of life (1872).
Sur Hawthorne et l’alchimie :
– Bernard JOLY, « La figure de l’alchimiste dans la littérature du XIXe et du XXe siècle. : Savant fou ou folies scientifiques: de l’alchimie à la chimie » dans Hélène Machinal, Le savant fou, Presses Universitaires de Rennes, 2013, p. 75-88.
– et dans une moindre mesure, Christophe CHAMBOST, « (Dé)raison et sentiments : les savants fous dans l’œuvre de Nathaniel Hawthorne et dans la littérature américaine du XIXe s. », dans H. Machinal, op. cit., p. 89-106.