Lewis Allen, 1944 (États-Unis)
« Cette manifestation est très remarquable et très digne d’attention.
On a beau invoquer les coïncidences fortuites, une telle explication ne paraît vraiment pas satisfaisante.
Il y a des forces psychologiques et physiques inconnues.
Ne nions rien, ne tenons pas nos yeux fermés, observons, constatons, discutons »
Camille Flammarion, Les maisons hantées, Paris, 1923
Quelle irrésistible attraction les a tous menés près de l’arbre mort, en bord de falaise ? Quelle force dans le cœur froid de cette maison précipite leur allégresse en un abîme de peine et de souffrance ? Même la composition de Roderick au piano (Ray Milland), jouant les premières mesures du bientôt célèbre Stella by starlight, est soudainement emportée par la mélancolie. Tristesse spectrale ou spleen du revenant, quelle autre explication donnée aux sanglots nocturnes que la maison laisse entendre à ses nouveaux occupants ?
Alors que la MGM vient de produire Hantise de Cukor (1944), et après des films de fantômes plus légers, faits de clichés et de terrifiques amusements (Le mystère de la maison Norman de Elliott Nugent, 1939, et Le mystère du château maudit de George Marshall, 1940), la Paramount veut tenter de profiter d’un nouveau genre exploré par Val Lewton à la RKO et plus propice au véritable fantastique (c’est Val Lewton qui impose Tourneur à cette époque en produisant La féline en 1942 et Vaudou l’année suivante). La falaise mystérieuse explore ainsi des aspects encore inédits dans le domaine de l’épouvante au cinéma, à la fois en terme de récit et de réalisation. Le film de Lewis Allen est par exemple le premier à associer sérieusement la maison hantée à un drame familial au sein duquel par ailleurs la psychanalyse essaye de s’immiscer. Comment avec un tel sujet ne pas immédiatement avoir à l’esprit Rebecca, le magnifique film d’Hitchcock sorti en 1940 et auquel Allen a peut-être lui-même pensé ? D’autant que, dans les deux films, les demeures sont situées dans les Cornouailles. Dans les deux films, le portrait immense d’une femme occupe une place importante dans la narration. De plus, un personnage et une liaison particulière rapprochent encore La falaise mystérieuse de Rebecca, celui de la gouvernante dévouée à la maîtresse qu’elle sert. Chez Hitchcock, c’est Mrs. Danvers (Judith Anderson) l’effrayante gouvernante et Mrs. de Winter la défunte maîtresse. Chez Allen, c’est Miss Holloway (nom pour le moins évocateur, interprétée par Cornelia Otis Skinner) qui a été au service de Miss Meredith avant que cette dernière ne devienne un des fantômes refusant de quitter la maison occupée par les Fitzgerald. En outre, dans l’un et l’autre de ces films, cette dévotion extrême et les actes qu’elle entraîne peut tout à fait être considérée comme la persistance, au-delà de la mort de la maîtresse, d’un amour saphique frustré ou bien réel. Du côté de la réalisation, on est assez surpris de voir que les choix se portent dès 1944 sur les meilleurs effets. Jacques Tourneur disait lui-même apprécier ce surnaturel suggéré par Allen et aimait se référer à ses évocations impressionnistes de fantômes (J. L. Leutrat, Vie des fantômes, Cahiers du cinéma, 1995). Les revenants sont en effet accompagnés d’un froid glaçant et d’un parfum de mimosas. La Paramount impose toutefois contre l’avis de Allen des apparitions de fantômes. Mais ces manifestations sont parfaitement préparées et demeurent toujours saisissantes aujourd’hui, lentement amenées par des silences ou seulement par quelques lignes d’un dialogue angoissé. Les effets sont simples mais efficaces : des portes s’ouvrent toutes seules, une caméra scrute l’obscurité…
A bien y regarder, le fantôme d’Hitchcock (ou sa projection) apparaît ailleurs dans La falaise mystérieuse : une ambiance lugubre sur des littoraux escarpés comme dans La taverne de la Jamaïque (1939), quoique moins passionnée et nettement moins humide, une scène plus tard reprise dans Vertigo (1958) et identifiée par Christophe Gans (lorsque Gail Russell est arrêtée par Ray Milland alors qu’elle se précipitait sur le bord de la falaise, comme Kim Novak est arrêtée par James Stewart juste avant leur premier baiser ; voir le bonus de la sublime édition blu-ray parue chez Wild Side). Pourtant, il n’est nullement besoin de se laisser envahir par le fantôme d’Hitchcock pour apprécier le film. A la croisée des genres (gothique, énigme fantastique, film noir…), offrant son lot d’originalités (évoquer plutôt que montrer, ne pas se priver d’humour), La falaise mystérieuse est assurément une perle à exhumer.